Fyctia

— Faudra que tu trouves quoi te mettre…

Bruna me détaille de haut en bas, puis se frotte le menton, soucieuse.

— J’ai peut-être quelque chose pour toi… poursuit-elle sans me faire participer à sa conversation intérieure. Du sombre, bien sûr. Du velour Mydrogien, je pense, ou de la soie…

Ses yeux bleus sont vitreux, elle est perdue dans ses pensées.

— Youhou ? m’exclamé-je en passant ma main devant son visage. Tu me reçois ?

Elle pouffe de rire. Les jeunes gens à notre table tournent la tête vers nous. Comme à chaque fois qu’un étudiant croise mon regard, il se détourne la seconde suivante. Les trois elfes ne dérogent pas à la règle.

Elfe. Je n’arrive toujours pas à me faire à ce mot.

Seule Bruna est assez courageuse pour soutenir son attention sur moi.

Et pourtant, du courage, j’en manque personnellement.

Plusieurs jours que je suis là et que je ne sais toujours pas pourquoi.

Cette nouvelle vie qui s’offre à moi me fait peur.

Cette vie, sans mes amis, sans ma famille.

Où est Jade, en ce moment ? Pense-t-elle aussi souvent à moi que je le fais ?

— Non, mais sérieux, reprend Bruna. On se rejoint dans ta chambre ce soir et je te montrerai ce que je peux te prêter pour la soirée.

Elle enfourne un morceau de pain dans sa bouche. J’écarquille les yeux.

— J’ai du mal à te suivre. De quoi tu parles ? l’interrogé-je.

— Ben de la soirée des dix-sept, le week-end prochain. Personne ne t’en a parlé?

— Je ne parle qu’à toi, Bruna.

Elle hoche la tête et remet sa frange rideau en place.

Son frère, comme à son habitude, a fini son repas avant nous. Il se lève, me salue d’un mouvement de menton, d’un mot à Bruna, et quitte la table.

— Il est hyper mystérieux, affirmé-je en l’observant sortir du réfectoire.

— Je le suis aussi, se moque-t-elle.

C’est vrai.

Trois jours que je ne parle qu’à elle, réputation d’anthro poisseuse oblige. Depuis ces recommandations devant le Grand-Arbre, je n’ai pas réussi à savoir ce qu’elle faisait de ses journées. Je ne sais pas où elle est. C’est elle qui me trouve.

Un jour, Zéphyr et elle n’étaient pas présents à la cantine. J’ai mangé sous le regard noir des étudiants de mon âge et l'indiscrétion des plus jeunes.

Bruna est âgée de 18 ans. Elle est donc en spécialisation, si j’ai bien compris comment fonctionne cette école. Mais elle n’a jamais mentionné en quoi elle se perfectionne.

Dois-je lui demander des précisions ? En ai-je le droit ? Quels sont les métiers possibles après de telles études ? Et pourquoi est-ce que ma classe d’âge n’est-elle jamais au complet dans mes cours ?

Je n’ai pas encore compris toutes les us et coutumes de cette Académie.

Je finis mon assiette et bois mon verre d’eau d’une traite. Bruna attend patiemment pour que nous sortions ensemble.

— Dis m’en plus sur cette soirée.

Elle sourit, fière d’avoir attisé ma curiosité.

— Tous les ans, les étudiants de dernière année organisent une fête à Perdri, le village d’à-côté. Ils peuvent inviter qui ils souhaitent chez les plus de 16 ans.

— Les plus jeunes ne peuvent pas y aller ?

— Il faut le laissez-passer pour sortir de l’Académie. On ne l’obtient qu’à son seizième anniversaire.

— Un de mes profs a dit que le jour de nos dix-huit ans était important. C’est vrai pour tous les anniversaires ?

Bruna hoche la tête puis se met debout. Je comprends qu’elle souhaite poursuivre la conversation à l’extérieur.

Nous nous rendons dans les jardins de l’école. Les serres, que je n’ai visitées qu’une fois lors d’un cours de magie d’entretien avec Dénius, sont gigantesques. D’après Bruna, les nymphes et les druides s’y rendent chaque jour. Nous, les inclis, n’avons pas besoin d’y aller souvent. Transparentes, en verre incassable, elles sont emplies de plantes et d’arbustes. Des fleurs de toutes les couleurs les peuplent.

C’est un espace privilégié pour les professeurs spécialisés dans la faune et la flore.

— Bientôt tu auras ton premier cours de magie élémentaire, m’informe mon amie. Si ton enseignant veut vous faire travailler la terre, vous viendrez ici.

Autour de nous, des plants de tomates et de melon mûrissent, malgré la saison. Des vignes et des haricots grimpants s’entortillent autour de perches de bois noir. Sans doute le même bois qui est utilisé pour la majorité des meubles de l’Académie. Les parfums des légumes d’été m'enivrent. Nous sommes pourtant en octobre et chez moi, il fait déjà froid depuis quelques semaines. Le soleil semble briller au quotidien ici. De rares et brèves averses m’ont surprise, hier. La pluie m’a trempée, puis s’est arrêtée. La chaleur dans la serre où Dénius exposait sa théorie m’a séchée en un rien de temps.

Les changements climatiques sont différents ici.

Est-ce qu’ils sont liés à la magie, eux-aussi ?

Dénius, avec sa bienveillance, a bien essayé de répondre à toutes mes interrogations. Or, il est resté vague sur certains points. Et j’ai encore des milliers de questions à poser.

Bruna me relance sur le sujet de la fête, enthousiaste.

— Et comment obtient-on ce laissez-passer ? je demande. Moi, pour mes 16 ans, j’ai eu un bon-massage de deux heures.

Bruna fronce le nez, étonnée.

— Me dit pas que t’as jamais été massée ?

Elle secoue la tête, puis m’explique :

— Les massages s’apparentent à une vie sans magie. Certains apprėcient, mais à l’Académie, c’est interdit. Le soin du corps, c’est notre noyau magique qui nous le procure. Surtout avec les grades supérieurs.

— J’ai pas compris ce que c’était que ces grades, avoué-je boudeuse. C’est comme notre bac ?

— Je ne sais pas du tout ce qu’est le bac dont tu parles. Un grade c’est …

La cloche du début des cours de l’après-midi l’interrompt. Je soupire. Bruna va devoir me quitter et je vais retrouver les élèves qui me détestent. Je suis la plus nulle de ma classe dans toutes les matières. Ça ne m’est jamais arrivé. Je n’ai pas de magie en moi. Ils se sont trompés. Ils m’obligent à rester là pour rien. La seule raison pour laquelle je continue d’aller en cours, c’est pour découvrir une façon de sortir d’ici.

Pour l’instant, cette Académie ressemble à une citadelle imprenable.

Cette fête à l’extérieur pourra peut-être m’aider à trouver une porte de sortie.

Bruna fixe le ciel, elle a cette expression d’absence que je lui ai déjà vue. Comme si elle était concentrée sur une voix inaudible, une image invisible, dans un ailleurs que je ne peux atteindre.

— On se retrouve devant ta chambre, ce soir, prévient-elle. J’apporte mes robes d’inclis.

Je n’ai pas le temps de donner mon accord, elle a déjà filé.