Fyctia
2 - 2e Lettre de l’avent
11 novembre
CHÈRE COPINE,
J’ai reçu des nouvelles d’Émilia ce matin ! Le onze novembre n’est pas férié en Hongrie. Elle passe son entretien d’embauche pour la médiathèque française à 17 h. Elle m’a texté dans la matinée pour me l’annoncer, suivi d’un joyeux : « On commence à prier !! » … alors tu me connais. Je l’ai prise au pied de la lettre.
Plutôt que de travailler sur mon article, j’ai décidé de fabriquer un autel en l’honneur du dieu Enki. Après avoir installé des papiers avec des inscriptions cunéiformes, provenant d’anciennes prières sumériennes, j’ai disposé des encensoirs sur la petite table et allumé quatre bougies autour. J’ai longuement hésité à honorer Šulgi – au vu des malheurs amoureux d’Émilia – mais Enki est le dieu censé organiser le monde et fixer un rôle à chacun des êtres vivants : c’est un peu le patron de Pôle Emploi de l’ancienne Mésopotamie (j’entends tous les historiens s’étrangler avec leur thé après cette comparaison), et je me dis qu’il pourra bien lui trouver un travail.
Je suis curieux de voir quelle tête elle tirera si elle reçoit une offre venue du golfe Persique. Pas sûr qu’elle me remercie ! Et avant que tu me le demandes : oui, il existe des dieux plus « fun ». Ils ont carrément une déesse de l’alcool ! Je t’apprendrai à prier Ninkasi : la déesse de la bière. Elle a sa place dans le Panthéon sumérien et le métier de brasseur était même sanctifié à l’époque. Tout pour te plaire !
Enfin, je crois qu’il est temps que je te dise… j’ai rencontré quelqu’un.
Je ne sais pas si je t’en aurai parlé d’ici que tu lises ces mots, et j’ai peur de te vexer si je ne te le dis pas assez rapidement… Je regrette un peu d’avoir hésité à te le révéler quand on s’est vu samedi dernier, mais je ne me sentais pas prêt. Je crois que te l’annoncer aurait ancré ce fait dans la réalité et quelque part, cela m’effraie. J’ai encore besoin de le garder un temps pour moi, comme un rêve que l’on préfère ne pas raconter. (C’est rassurant parfois de se dire que quelque chose n’existe que pour nous.)
Maintenant, quoiqu’il advienne… je te l’ai dit. Ça me fait du bien. Tu ne le sauras qu’à l’ouverture de cette lettre, le 2 décembre, mais cela m’enlève un poids de la poitrine. À présent laisse-moi te parler d’elle !
Elle s’appelle Linh.
Techniquement, elle s’appelle Élise – Tuong Vi Linh est son nom, mais tout le monde l’appelle Linh. Eeeeet… comme tu l’as deviné, elle est d’origine vietnamienne. Européenne par son père. Elle a les cheveux d’un noir foncé, comme Mercredi Addams ou Winona Ryder dans Beettlejuice. Pas très grande comparé à toi. Mais ne t’en fais pas, elle est très mignonne. Elle te plairait beaucoup, je pense.
On s’est rencontré au Breughel. Seb et Matt m’avaient amené dans le bar, pour la soirée, fêter mon retour des Highlands où j’ai pu visiter une centaine de sites, tous plus beaux les uns que les autres : retrouvant des vallées immenses et torturées, entre les escarpements de montagnes, où s’étendaient de dignes lacs ayant – je le sens – inspiré mes contes de fantômes préférés. Six semaines durant lesquelles je me suis perdu dans des décors de nature sauvage, aux villages gothiques, dignes des romans de Le Fanu, Stoker et Shelley.
Le pauvre, j’ai bassiné Matthieu avec mes histoires dans l’arrière-cour de la taverne alors qu’il n’avait qu’une envie, celle de danser. Généreux qu’il est ! Il m’a laissé lui conter quelques légendes locales entourant les châteaux que j’ai visités, des contes de cœurs brisés, de descendants et d’héritage, de bourreaux ou de vengeance : là où Sebastian, captivé, hochait la tête sans s’arrêter, déjà aidé par son troisième Mojito. Seb souriait à chaque détail, épaté par mes anecdotes, qui sincèrement n’avait rien de si étonnant, et ponctuait son écoute de hmm-hmm fascinés. Les récits fantastiques le captivent autant que moi.
Le récit de folklore traditionnel que j’avais entamé arrivait à son terme. Matt, profitant que nos verres eurent diminué comme le lac de ma légende, m’a envoyé chercher les causes de ce phénomène auprès du barman, histoire de les remplir.
Je suis retourné dans la salle nous resservir au bar tandis qu’ils restaient danser sous les guirlandes de la tonnelle dans la cour. C’est là que je l’ai vue. Assise sur un tabouret haut, près de l’arche en pierre, elle parlait avec enthousiasme à une femme qui s’était endormie sur le bar sans qu’elle s’en soit aperçue. Un peu de salive tombait presque des lèvres de son amie. Lorsque je lui ai fait remarquer qu’elle soliloquait terriblement bien toute seule, elle m’a regardé et ses yeux se sont brusquement élargis. Elle a fait une tête ! Elle a eu un large sourire gêné qu’elle a tenté de dissimuler avec ses mains. Puis elle s’est ressaisie, et m’a répondu en me regardant droit dans les yeux d’un ton assuré, se voulant fière, qu’à l’évidence sa conversation n’était pas vraiment appropriée au lieu. Et pour cause. Elle lui parlait littérature russe du 19e et de sa fascination pour les contes d’Alexandre Afanassiev (aucune idée de qui c’est…). Mais sa culture était impressionnante.
Elle a vidé le fond de sa bière, a fait un geste au serveur et m’a dit :
— Je me commande un hydromel, t’en prends un ?
Je l’ai écoutée parler d’auteurs qui m’étaient étrangers pendant plusieurs minutes, m’intéressant à ce qu’elle me disait – l’eau de miel est arrivée, et la conversation a glissé sur d’autres sujets.
On a continué à échanger une bonne demi-heure, presque deux et à la fin de la soirée, notre intérêt mutuel était certain.
Je veux dire… il me semble que l’on expérimentait tous les deux cette sensation d’avoir rencontré quelqu’un avec qui l’on s’entendrait bien – essentiellement, du moins – et avec qui les points de désaccord prendraient le goût agréable de la passion et de la curiosité, et d’un débat enjoué. Enfin, elle a dû partir. Elle s’est levée et m’a regardé, puis a baissé son regard sur le ticket de la consommation. Elle a fouillé dans son sac, n’a pas trouvé pas ce qu’elle cherchait, a tâté dans le manteau de sa pote qui cuvait sur le bar, et en a sorti un stylo. Elle a noté son nom sur le ticket.
Relevant ses yeux sur moi, son regard m’a scruté.
Il y avait comme une étincelle grave au fond d’eux, qui me jaugeait. J’ai senti qu’elle débattait intérieurement afin de se faire un jugement et, ne se trouvant aucune excuse convaincante, elle a inscrit son numéro au bas du papier avec un petit sourire. Elle a déposé la note sur le comptoir et a réveillé sa pote. Elle est partie l’air heureux, se retournant une dernière fois pour me regarder dans le boucan du bar. Le serveur est passé derrière elle et a nettoyé le comptoir, commençant par prendre le papier et le chiffonner.
J’ai réagi un peu tard, en sautant de ma chaise en hurlant !
Il allait pas me la faire celui-là ! Taré…
Finalement, le papier en main, j’ai contemplé son écriture et son nom, et les cinq petits nombres inscrits sur la note.
[... à suivre]
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