Fyctia
2. Faits fondateurs (2/3)
Mercredi 14 décembre
Après une courte nuit, un seul cauchemar et deux cafés, je me rends à la librairie près de la place Général de Gaulle pour acheter le fameux quotidien. Je n’ai pas pu attendre d’arriver au siège pour le découvrir : c’est ma première vraie une !
Tirant sans relâche sur une mèche de mes longs cheveux châtains, je lis et relis les lignes noires qui constituent le titre et sont imprimées au-dessus de l’un des clichés du bâtiment sinistré. Une phrase pour résumer le texte complète le tout.
Je parcours ensuite l’article en lui-même, « Un mort dans une explosion à Antibes, trois immeubles évacués », très factuel, assez court et avec de nombreuses photos. « Le pouvoir des images », comme martèle toujours Yves.
Le papier est classé dans la rubrique des faits divers. Comment cet événement qui a détruit la vie de cet individu et de ses proches peut être assimilé à un fait divers ? Je pense que cela devrait plutôt être relaté dans une rubrique appelée « faits fondateurs ». Souvent, ils chamboulent tout et changent la vie des personnes concernées.
J’écarte ces pensées philosophiques et me concentre sur ma petite réussite, toutefois assombrie par la mort d’un homme. Au milieu de la librairie, j’ai envie de me jeter sur la poignée de clients présents pour leur montrer ma une. Je préserve plutôt ma dignité, ressors dans la rue animée et me mets en route vers la gare pour rejoindre le siège du journal à Nice.
Soudain, mon ventre se serre et mes yeux se remplissent de larmes.
Ce n’est pas devant ces inconnus que je souhaite exhiber ma première tribune, c’est devant mon père. Il me féliciterait, une étincelle dans ses iris noirs, et déclarerait « tu te débrouilles », équivalent pour lui de « tu es la meilleure journaliste que cette terre n’a jamais portée. »
Cela n’arrivera pas.
Oui, je rêve d’une ultime occasion pour dire au revoir à mon père.
Une occasion qui ne se présentera plus jamais.
En un geste rassurant et maintes fois exécuté, je ramène mes cheveux sur la droite afin de découvrir la zone rasée du côté gauche de ma tête. Je prends plusieurs grandes inspirations pour chasser mes regrets, essuie d’une main tremblante quelques larmes isolées et poursuis mon chemin jusqu’à la gare d’Antibes, puis celle de Nice-Saint Augustin.
J’arrive tant bien que mal à bon port. Le nouveau siège du journal, reconnaissable de loin avec sa façade dorée et son design en escalier, vibre déjà de l’effervescence de la rédaction. Des téléphones sonnent, des bips-bips incessants signalent l’afflux de notifications, des gens s’interpellent au sujet de tel ou tel article, les machines à café ne chôment pas.
Dans le bureau d’Yves – décoration minimaliste et bordel sans nom –, j’ai la mauvaise surprise de découvrir mon confrère Julien. J’aurais dû m’y préparer, car il s’occupe de la plupart des faits divers. À cause de mon cerveau qui fonctionne de façon un peu différente ces temps-ci, cette éventualité ne m’a même pas traversé l’esprit. J’espère juste que notre patron va nous annoncer que Julien reprend le sujet.
Ce ne serait pas très confortable de travailler avec lui alors qu’on a couché ensemble il y a quelques mois, durant une soirée arrosée chez un autre collègue.
Une étreinte maladroite, à la hâte, sans chaleur. Le genre d’étreinte auquel on repense avec les joues rouges de honte et un frémissement de dégoût. Le genre d’étreinte auquel on succombe quand on est chamboulé et qu’on vient de perdre brutalement son père.
Julien, cheveux bruns très courts, rasé de trop près et pull informe, me lance un regard meurtrier – il n’a toujours pas digéré le fait que je n’ai pas voulu poursuivre notre petite aventure. Comme si cela lui semblait inconcevable qu’après cette baise médiocre, je ne souhaite pas passer le reste de ma vie avec lui. Ou, au moins, réchauffer son lit de temps en temps, quand il s’ennuie.
Je marmonne un bonjour et me tourne vers Yves. La partie chauve de son crâne luit sous la lumière du matin et sa chemise, tendue par sa bedaine, émerge déjà de son pantalon.
— Voilà, je vous mets en binôme sur le dossier de l’explosion, déclare-t-il sans préambule. Julien fera la liaison avec la police et toi, Viviane, tu te positionneras du côté de l’émotionnel.
Je fronce les sourcils. Pourquoi me sort-il de ma zone de confort ? Pourquoi choisit-il de me donner un sujet sérieux et dramatique aujourd’hui, alors que je flirte avec la dépression depuis six mois et qu’il le sait très bien ? Il veut sûrement me secouer. Je grimace intérieurement : il me faudrait quelque chose de bien plus fort qu’une déflagration à Antibes pour m’extraire de mon état léthargique.
Mon coup d’un soir grommelle quelque chose que ni moi ni Yves ne comprenons. Je n’ai même pas la force de contester la décision de ce dernier. De toute façon, il s’en ficherait royalement. Nous quittons son bureau.
J’avance ensuite sur un autre article que je devais boucler avant l’explosion. Alors que je finis d’engloutir un pad thaï tout en relisant ma prose, un raclement de gorge me fait sursauter. Je relève la tête et redresse les épaules, prête à affronter Julien.
— Viv, désolé, j’ai reçu une info des flics. Je me suis dit que tu voudrais savoir.
— Oh, OK, merci. Ça raconte quoi ?
La lueur meurtrie, et meurtrière, qui habitait son regard tout à l’heure a disparu, remplacée par ce qui ressemble à de l’excitation.
— Une chaudière à gaz se trouvait dans l’appartement et avait été révisée deux jours plus tôt par un professionnel.
— Hum. C’est étrange qu’une chaudière explose si vite après avoir été inspectée, non ?
— Clair !
Mon cœur bouge d’avant en arrière dans ma poitrine. Ce fait divers serait-il bien moins banal qu’on le croit ?
— Mon contact doit me rappeler demain. Je vais juste inclure cette info dans mon papier.
— OK, très bien.
Il m’adresse un signe de tête et retourne devant son ordinateur. Je reporte mon attention sur mon écran entouré de Post-it colorés et finis de relire mon article sur la qualité des objets vendus dans les marchés de Noël.
J’utilise le trajet retour en train pour vérifier les réseaux sociaux et appelle mon frère Roman en marchant vers mon appartement. Pour la première fois depuis six mois, je ne force pas mon enthousiasme quand je lui parle de l’explosion et de notre doute quant à son origine accidentelle. Nous rions même un instant aux dépens de Julien et reconnaissons la minute suivante notre méchanceté.
Je m’écroule ensuite sur mon canapé avec mon chat, un pot de glace Ben & Jerry’s et un épisode de Doctor Who vu et revu.
Grâce à cette combinaison efficace, mes angoisses et mes regrets se tiennent à distance.
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DIOOUS
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Guyanelle
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Lhana1709
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