Eli_joy Les pupilles déformées Le jeu des questions

Le jeu des questions

Erios


-Allô ?

Mon cœur loupe un battement, non, en fait trois. C’est une voix féminine, qui tremble un peu. Elle a décroché. Merde, cette femme a décroché. Je ne retournerai pas en arrière. Je me suis fait une promesse, et je les tiens toujours.

“Si la personne répond, je pars, je quitte ma mère, aussi difficile que ce sera, je partirai pour de bon.”

Je quitte ma mère.

Une émotion fleuri en moi. Je ne saurais discerner si c’est du soulagement ou la souffrance de me séparer de cette femme que j’aime malgré tout.

-Allô ? répète la voix à l’autre bout du fil, et peut-être à l’autre bout de la ville.

Je n’ai même pas pensé à ce que je pourrais lui dire, j’étais tellement certain qu’elle ne répondrait pas. Je ne sais pas parler aux autres. J’aurais peut-être dû raccrocher, mais quelque chose me retient. Je n’ai pas envie d’être seul, pas ce soir. Je le suis tout le temps, et j’aimerais bien un peu de compagnie, rien qu’aujourd’hui.

- J’ai vu votre numéro sur le siège du bus et euh… je bégaie.

Je prends soudain conscience que la respiration de cette femme semble saccadée.

J’ai dû rester silencieux un peu trop longtemps car elle finit par me demander :

-Vous avez vu mon numéro et ?

Sa voix est douce, bien qu’un peu chevrotante, sa respiration semble s’être un peu apaisée.

-Oui, et je… je me sentais un peu seul ce soir, je n’avais personne à qui parler, et cela m’a semblé une bonne idée sur le moment. Je dois vous avoir dérangé, j’étais loin de me douter que vous répondriez, c’est vrai, il est tout de même…

-Ne vous inquiétez pas, ce n’est pas grave, je me sens un peu seule moi aussi. Je veux bien discuter avec vous, mais ne me dites pas l’heure, s’il vous plaît.

Mes mots restent alors coincés dans ma gorge. Mes pensées, elles, fusent à toute vitesse. Pourquoi ne pas vouloir savoir l’heure ? Elle semble polie, pas du genre à couper la parole. Ce doit donc être important ?

Une curiosité nouvelle naît en moi. Cette inconnue, pourquoi est-elle elle aussi éveillée ? Regardons-nous la lune au même moment ?

-Quel est votre nom ? murmure-t-elle.

-Erios.

Erios. Pas Éros Alice.

Les dernières heures me reviennent en mémoire comme un coup de poing.

Même mon propre prénom me ramène à cette souffrance.

Je décide alors de me concentrer sur la voix de cette femme, nouvelle, inconnue, comme une oasis dans mon désert monotone.

-C’est joli, je n’avais jamais entendu ça, on entend le sourire dans sa si jolie voix.

Plus elle résonne dans mes oreilles, plus elle me plaît.

Je souris à mon tour.

-Et vous ? Est-ce un prénom original ou pourrais-je le deviner ?

-Essayez ! rit-elle.

Son rire – tout aussi beau que sa voix d’ailleurs – résonne, et tout d’un coup, cette journée vaut la peine d’être vécue.

Rentrer. Me faire gifler puis pousser par ma mère. Courir. Trouver ce bus. Voir ce numéro. Et entendre ce rire. Tout ça m’a mené à cet instant. À cette femme. À ce rire.

Oui, je suis content d’avoir existé aujourd’hui.

-Quoi ? Vous séchez déjà ? s’amuse-t-elle de mon silence.

-Non, pardon, j’admirais votre rire. Cela fait longtemps que je n’avais pas entendu quelqu’un rire.

-Oh…

-Sophia ?

C’est joli Sophia, c’est délicat… Sage.

-Non !

-Louise ?

-Non, j’ai plus de caractère enfin !

Ma poitrine se secoue. Comme c’est bon. Cette joie si forte qu’elle se permet de secouer notre poitrine. Le rire.

-Pas une Chloé tout de même ?

-Non, non. Bon, peut-être que vous ne trouverez jamais…

C’est étrange cette complicité avec une inconnue. Elle est nouvelle mais naturelle. Cette spontanéité est pareille à la caresse de la douceur du soir d’été sur ma peau.

-Alors, je suis privé de votre prénom ? je lance, frustré mais amusé.

-Peut-être. Il est en réalité presque impossible à trouver, mais je vous le donnerai plus tard.

J’aime sa voix.

Je l’ai déjà pensé, non ?

-Pourquoi ?

-Parce que j’ai toujours rêvé d’être mystérieuse. Et aussi parce que vous pourriez être n’importe qui, répond-elle.

Je souris.

-Je ne suis personne.

-Justement.

Elle manie les mots comme l’on manie un simple crayon.

-Si je n’ai pas votre nom, alors ai-je droit au jeu des questions ?

-Oui, peut-être, qu’est-ce que c’est ?

-Je vous pose une question, à laquelle vous devez évidemment répondre, mais vous n’avez pas le droit de me la retourner. Puis c’est à votre tour, et je n’ai pas le droit non plus de vous dire “et vous”, j’explique, nerveux à l’idée qu’elle refuse.

-C’est donc le principe d’une conversation normale mais avec des règles ? s’esclaffe-t-elle.

-C’est ma façon à moi, d’être mystérieux, je réplique.

-D’accord.

Je commence, le corps léger loin des évènements de la soirée, le regard sur la ville et mon cœur certainement assis près de cette femme.

-Quel âge avez-vous ?

-22 ans. Et vous… ah non, interrompe-t-elle. Ce n’est pas dans les règles, pas vrai ? Vous avez raison, c’est mystérieux. Deviner votre âge à votre voix… C’est intéressant… Si vous avez 40 ans, raccrochez, s’il vous plaît ! plaisante-t-elle.

Les coins de mes lèvres s’étirent, seulement 2 ans nous sépare. Je pourrais lui dire, mais n’en fais rien. C’est grisant parfois aussi, de ne pas être précis.

-Essayez donc, c’est votre tour de ramer !

-Mmm, une voix grave mais douce. Un langage posé mais une décontraction et une complicité facile… réfléchit-elle à voix haute.

-Je peux au moins vous dire que nous ne sommes pas si éloignés l’un de l’autre par les années.

-Tant mieux, ce doit être pour ça que je me sens proche de vous. C’est mon tour, n’est-ce pas ? Ou vivez-vous ? Prenez-vous le bus 336 souvent ?

Mon ventre se serre. Mais pas assez pour étouffer mes mots ou ma joie de parler un peu, pour une fois.

-Non, c’était la première fois ce soir…

-Et pourquoi ?

-J’avais envie d’un ailleurs, disons. j’insinue.

-Pourquoi ?répète-elle doucement

Cette curiosité. Elle aussi est nouvelle. Elle naît sûrement du fait que cette femme ne me voit pas. Si elle croisait mon regard, elle baisserait les yeux, effrayée.Et ne les recroiserait plus jamais.

Personne n’est curieux à propos d’un monstre.

Mais elle ne voit pas. Elle ne sait pas. Et j’ai toujours un peu eu envie de savoir moi, ce que ça fait quand les autres ne savent pas. Ce soir, je peux être n’importe qui, personne et à la fois tout le monde.

Elle ne sait pas.

Et je suis libre.

Humain, à travers des vérités omises et implicites.



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12 commentaires

rox

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Il y a 5 mois

j'ai dégusté leur interaction merci pour cette nourriture

Eli_joy

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Il y a 5 mois

Aha i love u rox 👯‍♀️🌷

robinonepiece

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Il y a 5 mois

purée ce chapitre est trop bien, j'ai hâte de voir comment va évoluer l'histoire!!!!

Eli_joy

-

Il y a 5 mois

Merci!!

Aline Puricelli

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Il y a 5 mois

J'adore le ton de la conversation : ils sont tous les deux en proie à leurs démons et leur désarroi, mais arrivent à s'apaiser mutuellement. L'écriture semble paisible.

Eli_joy

-

Il y a 5 mois

Merci beaucoup pour tes retours, ça me fait vraiment plaisir 🥹❤️‍🩹

Mononst

-

Il y a 5 mois

Le principe de la conversation téléphonique entre inconnu est super idée et c’est très doux. Ça apaise le chaos qui persistait depuis le début de l’histoire !

Eli_joy

-

Il y a 5 mois

Merci! Oui mon livre repose beaucoup sur le contraste entre le passé et le contexte de vie des personnages et la douceur des rencontres qu'ils font :)
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