Fyctia
Chapitre 12.2
L’homme se présenta : Dr Filibert, neurologue responsable des tests de mémoire de mon père. Son regard compatissant et sa voix posée m’indiquaient que la suite ne serait pas joyeuse. Sans transition, il entra dans le vif du sujet :
— J’ai analysé les scanners, l’IRM et les tests que nous avons effectués ces dernières semaines… Les résultats montrent une dégénérescence avancée au niveau de l’hippocampe et du cortex frontal. Les symptômes décrits – pertes de mémoire, désorientation, difficulté à mener des tâches simples – correspondent malheureusement à un stade significatif de la maladie d’Alzheimer ou d’un syndrome proche.
Mon estomac se noua instantanément. Même si je m’y attendais, entendre ces mots était un coup de massue. Mon père s’agrippa à ma main comme un enfant qui cherche désespérément un refuge.
— Donc… c’est… c’est officiel ? murmurai-je, même si, en tant que médecin, je connaissais déjà la réponse. C’est… irréversible ?
— Oui, admit doucement le neurologue. Nous sommes face à une pathologie neurodégénérative. À ce stade, la guérison n’est pas envisageable, mais nous pouvons ralentir la progression et viser une certaine qualité de vie.
Je sentis mon père vaciller, alors je serrai ses doigts un peu plus fort. L’idée qu’il puisse m’oublier un jour me tordait déjà les tripes.
— Je vais perdre peu à peu mes souvenirs ? souffla-t-il, la voix brisée. Je ne me rappellerai plus de… mes filles ?
Un silence pesant s’installa, comme un voile de plomb sur nous trois. J’aurais voulu crier que tout ceci n’était qu’un cauchemar, que je maîtrisais la situation. Mais je ne pouvais pas.
— La maladie évolue par paliers, reprit Dr Filibert avec un calme rassurant. Certains jours seront meilleurs, d’autres plus difficiles. L’essentiel est de mettre en place un accompagnement adapté, un environnement stable. Des traitements existent pour ralentir l’évolution. Et, bien sûr, un suivi psychologique vous aidera à surmonter la peur et la colère que vous pouvez ressentir.
Mon père me jeta un regard déchirant. Ses yeux, habituellement si rieurs, n’exprimaient plus que la terreur la plus absolue. Je résistai de toutes mes forces à la vague de larmes qui menaçait de me submerger.
— Je… Je ne veux pas oublier ma famille, répéta-t-il d’une voix tremblante. Je ne veux pas disparaître comme ça…
— Je sais, papa… On va faire tout ce qu’on peut, murmurai-je, la gorge nouée, me tournant vers lui pour croiser son regard. J’essaierai d’être assez forte pour nous deux, même si je suis loin d’être un super-héros.
Il pressa ma main, reconnaissant, pendant que le Dr Filibert ajoutait :
— Vous n’êtes pas seuls, M. Laurent. Nous allons mettre en place un suivi avec un ergothérapeute et un psychologue. Nous avons aussi des groupes de parole pour les familles et les patients, afin de partager expériences et conseils pratiques. N’hésitez pas à y recourir.
J’acquiesçai, le cœur en miettes mais déterminée à ne pas me laisser abattre. Je m’efforçai d’esquisser un léger sourire envers mon père, priant pour qu’il y voie la promesse d’un soutien sans faille.
— Nous ferons tout ce qu’il faut pour t’accompagner, glissai-je à son oreille. Tu n’es pas seul, papa.
Il me répondit d’un hochement de tête, ses yeux embués trahissant son désarroi. De mon côté, je sentais mes propres larmes me brûler les paupières. Si c’était un film, c’était la scène où l’héroïne craque en sanglots, la musique dramatique en fond. Mais à cet instant précis, je choisis de serrer sa main, de respirer un grand coup et de garder la tête haute pour nous deux.
Il y aurait des instants de colère, de tristesse, peut-être quelques instants de folie amusante aussi – parce que, quitte à perdre la mémoire, autant le faire avec panache, non ? Mais tout ça, on allait l’affronter ensemble. Ma mère, ma sœur, moi… On ne laisserait pas la maladie nous voler la dignité de mon père sans se battre bec et ongles.
Le monde, qui me paraissait hostile et froid quelques heures plus tôt, prit soudain la teinte d’une douloureuse réalité : on pouvait perdre quelqu’un de mille manières avant même son dernier souffle. Et malgré toutes mes craintes, toutes mes incertitudes, je gardai l’espoir que, dans l’adversité, on trouverait encore le moyen de sourire, de rire, de se moquer du destin. Histoire de ne pas tout lui laisser gagner.
Alors que nous regagnions le parking, l’esprit encore en plein chaos après les nouvelles douloureuses reçues quelques minutes plus tôt, j’échappai mon sac. Inutile de préciser que la gravité, pas franchement tendre, se fit un malin plaisir de répandre son contenu sur l’asphalte trempé. Un gentil rappel que, dans ma vie, le mot « répit » était un concept abstrait.
— Laisse-moi t’aider, souffla mon père en se penchant pour ramasser les objets éparpillés.
Je l’observai d’un œil morne, encore sonnée par l’annonce du neurologue, lorsque soudain, il s’immobilisa. Figé. Comme s’il venait de voir un fantôme en pleine journée. Ses doigts tremblants se refermèrent à demi sur l’un des cahiers qu’il avait repêchés. Je mis quelques secondes à reconnaître le carnet en cuir vert. Celui que j’avais récupéré auprès de Samuel.
— Où est-ce que tu l’as trouvé ? lâcha-t-il d’une voix qui n’avait plus rien de paternel. Plus sèche, plus dure que tout ce que j’aurais pu imaginer.
Un frisson me parcourut. Je ne l’avais jamais entendu me parler avec autant de froideur. Avant que j’aie pu répondre, il voulut s’emparer du carnet, mais je fus plus rapide : je tenais à mes réponses. Assez de mystères, assez de non-dits.
— Tu n’y trouveras rien ! tonna-t-il.
— Ça, c’est à moi d’en décider, répliquai-je, la mâchoire serrée.
— Ce carnet n’a rien à faire dans ton sac !
— J’ai essayé de te parler, papa, mais tu n’as rien voulu entendre. Alors maintenant, je vais chercher toute seule. Je suis peut-être têtue comme une mule, mais ça reste mieux que de fuir la réalité, non ?
Un éclair de colère assombrit ses yeux. Il semblait bouillir, à la limite de l’explosion.
— Lydie, quand comprendras-tu qu’on ne peut pas sauver tout le monde ?
« Lydie ? » Mon cerveau fit un temps d’arrêt. Avait-il… confondu mon prénom avec celui de ma mère ? Était-ce la fougue de la colère qui le poussait à m’appeler ainsi, ou bien un signe de son trouble cognitif ?
— Je sais qu’il s’agit d’une de tes élèves, mais maintenant la situation est insoluble ! On est coupables, Lydie ! Rien de tout ça ne serait arrivé si… si…
Une goutte de sueur roula sur sa tempe, et ses mains se mirent à trembler de plus belle. Le voilà en train de délirer, au milieu d’un parking bondé, sous les yeux curieux de quelques passants intrigués. Chaque parole qu’il prononçait me heurtait comme un coup de poing, parce que je ne comprenais pas la moitié de ce qu’il me racontait. Il semblait à la fois terrifié et terrifiant.
11 commentaires
Krissa Danos
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Il y a 5 jours
Sunny NDV
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Il y a 6 jours
MarwanS
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Il y a 6 jours