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FRÉQUENCES COUPÉES
5h17. Le réveil vibra. Leïla ouvrit les yeux dans son caisson d'isolation artisanal.
Sonomètre: 62 décibels. Matinée calme.
Ses acouphènes formaient une toile sonore constante. Dissonance qu'elle avait presque appris à ignorer.
L'injection audiopharmaceutique perça son avant-bras. Vingt-sept minutes d'accalmie relative — fenêtre pour traverser la ville.
6h03. Protection auditive en route. Dans le couloir, pas un bruit. Personne ne parlait dans les espaces de transition.
6h08. Les portes de l'immeuble s'ouvrirent. L'assaut acoustique fut immédiat.
Le tramway vibrait sous les ondes. Leïla ferma les yeux, mais son crâne restait une caisse de résonance. Paris n'était plus qu'une symphonie dissonante.
Les tours-ruches surgirent, soixante étages de cellules humaines empilées depuis la Grande Compression de 2029. Les dirigeables publicitaires déversaient leurs slogans en compétition. "NEUROFILTRE AUDITIF - DORMEZ MALGRÉ LE VACARME!" hurla l'un d'eux, sa voix synthétique déchirant l'air.
Les usines de retraitement moléculaire crachaient leur vacarme métallique. Depuis la Grande Transition Énergétique de 2031, ces monstres avaient envahi chaque arrondissement. L'urgence climatique avait justifié leur implantation en zone résidentielle — personne n'avait anticipé leur impact sonore.
Le tramway freina. Un mur de son invisible balaya la rue — barrière acoustique marquant une propriété privée. La déréglementation de 2033 avait privatisé l'espace sonore.
Dans la rame, personne ne parlait. Leurs visages portaient cette résignation caractéristique des réceptacles passifs d'agressions sonores. Leïla observa une fillette aux mains tremblantes — syndrome de Résonance Neuronale. Encore une qui finirait dans sa clinique, trop tard pour sauver ses cils auditifs.
Une sirène déchira l'atmosphère. Un convoi gouvernemental traversa l'intersection, escorté par des motos à amplificateurs soniques. Des écrans diffusaient le visage de Noah. "CONTAMINATION SONIQUE - DANGER". Son patient était toujours en fuite.
6h31. Sa clinique apparut. L'enseigne clignotait: "CENTRE DE TRAUMATISMES AUDITIFS". Des silhouettes faisaient déjà la queue.
Premier patient: un homme de quarante ans, visage creusé. L'otoscope révéla le désastre: membrane tympanique perforée.
"Depuis quand travaillez-vous sans protection?" demanda Leïla, reconnaissant les stigmates classiques de l'exposition industrielle.
"Trois mois. L'entreprise a réduit les allocations équipement." Sa voix éraillée trahissait des années dans les zones rouges.
Encore une conséquence de la loi Berthier, qui avait transféré la responsabilité des protections des employeurs aux travailleurs.
Deuxième patiente: une adolescente aux implants auditifs rudimentaires. Surchauffe, filtres saturés.
"Tu les désactives parfois?" Leïla ajusta la focale de son scanner neuronal.
"Impossible. L'école est à côté d'une usine." Des yeux trop vieux dans un visage d'enfant.
Troisième patient: femme élégante. Habitante d'une zone dômée. Simple contrôle de routine. Luxe médical réservé aux privilégiés.
Entre deux consultations, Leïla vérifia l'actualité. La manifestation d'hier faisait les gros titres. "Forces de l'ordre contraintes d'utiliser des ARD-7". Une notification: message de Mathias. "Infos sur Issa. 14h. Lieu habituel."
Sa matinée s'écoula ainsi jusqu'à l'heure du déjeuner, cadencée par le défilé ininterrompu de corps abîmés par le vacarme.
À 13h45, son dernier patient entra. Visage partiellement masqué, posture nerveuse.
"Je connais Noah Keller."
Le temps se suspendit.
"Fermez la porte," murmura-t-elle.
L'homme retira son masque. "Je m'appelle Karim. J'étais à la manifestation avec Issa. J'ai vu ce qui est arrivé à votre frère."
"Est-il...?"
"En vie. Mais..." Il lança un enregistrement. On voyait Issa parler. Aucun son ne sortait de sa bouche.
"C'est lui, après avoir pris une de vos pilules. Sa voix a complètement disparu. Techniquement inexistante."
Leïla fixa l'écran, bouleversée. "Impossible..."
"C'est exactement ce qui a frappé Noah Keller en premier. Le phénomène s'étend — ils se font appeler les Inaudibles maintenant."
"Ces pilules..." Leïla hésita. "Je les ai conçues pour Noah uniquement. Un traitement expérimental contre ses acouphènes hyperintensifs. Je n'en avais jamais prescrit avant lui."
Ses doigts effleurèrent l'écran où Issa, silencieux, continuait de gesticuler dans le vide acoustique.
"J'ai utilisé un dérivé de champignons découvert dans les zones industrielles les plus saturées. Je cherchais seulement à atténuer la douleur de Noah, pas à..." Sa voix se brisa.
"Noah est bien le patient zéro," confirma Karim. "Votre frère a compris le potentiel après avoir vu l'effet sur lui. Il a... emprunté plusieurs de vos pilules. Délibérément pour en donner aux membres de son groupe. Mais l'effet sur eux est partiel. Seul Noah disparaît réellement."
"Le Consortium est au courant?"
Karim se pencha, voix basse.
"Ils traquent activement Noah."
Il activa un brouilleur.
"Le bruit est leur infrastructure de pouvoir. Chaque voix est captée, analysée. Les microcapteurs quadrillent Paris. Les algorithmes d'Harmonie traquent les inflexions vocales."
Une carte apparut — points rouges pulsants.
"Le maillage des capteurs. Et voici..." Des silhouettes auréolées de signatures vocales.
"Noah est invisible pour ce système. Ils sont terrifiés."
"Par un seul homme?"
Karim sortit une tablette. Des analyses spectrales aux couleurs acides.
"Regardez." Un doigt sur une ligne rouge. "Voix standard." Puis une ligne verte fragmentée. "Issa et les autres. Signal parasité."
Un troisième graphique. Vide.
"Et ça, c'est Noah. Absence totale. Pas d'empreinte vibratoire." Rire sec. "Le système ne capte rien du tout."
La lumière bleutée creusait des ombres sur son visage.
"Votre frère et les autres sont des fantômes flous. Noah est un trou noir sonore. Nous avons tenté de reproduire l'effet. Impossible."
Leïla frissonna.
"Il y a quelque chose dans sa physiologie, une interaction unique avec votre composé. Le Consortium a fait la même découverte."
Son regard s'ancra dans celui de Leïla.
"Si nous comprenons ce qui rend Noah unique, nous pourrions tous devenir indétectables. La fin du contrôle sonique."
"Le Consortium a déjà activé le Protocole 'Silence Noir'. Une opération d'urgence mobilisant des ressources massives. Des milliards d'Eurocred et un système de pouvoir entier menacés par un homme dont la voix s'est évaporée."
"Il y a une réunion ce soir. Zone S. Venez."
Un jeton métallique sur le bureau. "Pour les barrières soniques."
Seule, Leïla fixait l'enregistrement d'Issa. Noah — patient zéro traqué pour une mutation accidentelle. Son frère — ayant choisi ce silence comme arme.
L'absence de son: la plus subversive des révolutions.
1 commentaire
MarwanS
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Il y a 25 jours