Fyctia
Ch. 4 : Au bout du rouleau...
1h 20 :
Liberté : « Tu es vraiment au bout du rouleau, dis donc ! Il s’est passé un truc, depuis hier ? »
QuestionSansRéponse : « Bah… une énième engueulade avec ma femme »
Liberté : « Tu sais que tu peux partir, si tu le veux… rien ne t’oblige à rester dans une situation intenable »
QuestionSansRéponse : « Je sais… »
Liberté : « Qu’est-ce qui te retient ? Tu aimes encore ta femme, c’est ça ? »
Guillaume s’est posé la question, a trouvé la réponse : simple, claire, définitive. Non, il n’aime plus Léna. Depuis au moins deux ans, depuis ses crises incessantes et ses insultes, de plus en plus violentes.
QuestionSansRéponse : « Non, je ne l’aime plus »
Liberté : « Alors, c’est quoi, le truc qui coince ? »
Guillaume le sait : c’est le carcan de la société, dans laquelle il est enfoncé jusqu’au cou, dans laquelle il a grandi, avec la maison bien chauffée en hiver, les vacances au ski en février et à la mer en été, les fruits et les légumes hors saison, le robinet d’eau chaude ou froide qu’il tourne à volonté, le bouton sur lequel il appuie pour s’éclairer de façon instantanée… tout ce qui lui semble si normal, si évident, et dont il ne veut plus à présent parce que le prix à payer pour tout ça est bien trop lourd… Oui, mais il ne sait pas comment s’en défaire…
QuestionSansRéponse : « Tout coince… j’ai l’habitude de vivre dans le confort … »
Liberté : « Oui, mais c’est un confort qui te coûte ta vie et ta liberté… tu le sais »
Ils en ont parlé hier soir déjà, et jusque tard dans la nuit. Guillaume ignore qui est « Liberté », où il habite au juste et ce qu’il fait dans la vie. Il parle avec lui derrière un écran, parce qu’il en a besoin. Il parle avec « Liberté » sinon, il va crever, étouffé entre les quatre murs de sa maison dont il paye les traites chaque mois pour avoir le droit d’habiter dans un confort qu’il n’apprécie plus depuis longtemps, qu’il ne voit plus, perdu au milieu des habitudes et des disputes conjugales incessantes.
Guillaume saisit la bouteille, ajoute du Scotch dans le fond de son verre, allume une deuxième cigarette et retourne à son clavier. Il doute pourtant de sa décision, ne sait pas où aller s’il quitte tout ; il a besoin de s’épancher, il écrit : « Je ne peux pas tout quitter du jour au lendemain ».
« Bien sûr que si, tu peux le faire ! C’est beaucoup plus facile que ça n’en a l’air… », lui répond presque aussitôt « Liberté » qui ajoute : « Je l’ai fait il y a deux ans, tu sais. Si tu veux, je t’en dis un peu plus… »
Guillaume veut bien en savoir plus, comprendre comment on peut, concrètement, passer à l’acte. Pas seulement se répéter en boucle : « Demain, je vais partir » pour s’aider à tenir le coup, en continuant à empiler des jours et des nuits dénués de sens.
Liberté : « En ce moment, je suis dans un endroit entouré d’arbres et je respire, au milieu du Vivant... »
Guillaume entend soudain un bruit, ou plutôt un bruissement… c’est agréable et doux. Il approche l’ordinateur portable de son oreille et, par la fenêtre « images et sons » que « Liberté » vient d’ouvrir, il contemple, incrédule, un paysage dans l’ombre : ça ressemble à des arbres dont les feuilles bruissent, balancées par le vent du printemps. Seule la lumière argentée de la lune presque pleine éclaire le feuillage que Guillaume devine très vert dès que le jour se lève…
Liberté : « Tu entends ce bruit ? C’est le vent en train de caresser les feuilles des tilleuls… »
QuestionSansRéponse : « C’est où ? »
Liberté : « Pas très loin de l’Espagne… un endroit où ta femme ne pourra pas te rattraper ».
L’homme sourit en écrivant ces mots, il sait qu’ils vont faire mouche. Il ajoute encore : « C’est un endroit secret, personne ne sait où il se trouve ».
QuestionSansRéponse : « C’est ce qu’il me faudrait ! »
Liberté : « Non. C’est ce qu’il te faut. »
Il laisse quelques minutes de blanc, juste le temps que les mots infusent. C’est une question de temps, il le sait. À l’autre bout de l’écran, le type est prêt à tout lâcher. Mieux : il n’attend que ça.
Parfois, il ne leur faut que quelques jours pour tout plaquer, mais souvent, ils ont besoin d’un peu plus de temps : celui qui leur donnera l’illusion de maîtriser leur départ, de ne pas agir sur un coup de tête. Le temps de rassembler les papiers importants, de boucler les dernières choses qui les rattachent à leur « vie d’avant » ; le temps de retirer un maximum d’argent liquide et parfois, de fermer leur compte en banque ; le temps de désactiver la géolocalisation de leur téléphone portable avant de l’éteindre. Et puis surtout, le temps de regarder une dernière fois leur maison ou leur appartement, et souvent, le temps de regarder le visage de l’épouse, posé sur l’oreiller, les paupières closes…
Quand ils ont des enfants en bas âge et que le cas de conscience est trop grand, « Liberté » laisse tomber l’affaire. Il a besoin d’hommes qui tiennent debout et regardent l’avenir avec des yeux neufs, pas de types rongés de culpabilité, les yeux humides en train de contempler la photo de bambins joufflus au regard innocent. Non, il n’a surtout pas besoin d’hommes capables de rebrousser chemin, en laissant derrière eux des traces visibles qui pourraient rendre La Ferme localisable.
Ici, ils sont loin de tout, c’est volontaire. Pour créer une nouvelle vie, pas pour pleurer sur l’ancienne.
Liberté : « Tu serais bien, en train de respirer sous les arbres… tu ne crois pas ? »
Il connaît l’impact de ces mots, sait qu’ils vont immédiatement projeter l’homme à ses côtés, sous l’immense feuillage des tilleuls centenaires.
Quand il sera prêt, « Liberté » lui indiquera la route, le chemin exact, quel train prendre et à quelle gare en sortir, et puis la suite : tous les points de repère que lui seul connaît et qui mèneront l’homme jusqu’à La Ferme.
Guillaume ferme les yeux, inspire est expire : il a l’impression de se trouver aux côtés de « Liberté », et loin, si loin de Léna et de ses cris. Si loin de son travail qui absorbe ses jours et presque tous ses soirs, sans pitié et sans humanité.
Liberté : « Ici, on vit une vie simple et saine. On cultive l’amitié et la bienveillance autant que le potager. On respire l’air clair et le soleil qui fait pousser le Vivant. On t’attend… »
La porte-fenêtre s’ouvre soudain avec violence, Guillaume a tout juste le temps de masquer sa gêne en retournant son portable dans le noir :
— Qu’est-ce que tu fous sur la terrasse à cette heure-ci ?
Incrédule, Guillaume regarde Léna, laide et débraillée, se demande comment il a pu rester aussi longtemps à ses côtés sans broncher. Et pire : comment il a pu l’épouser, vivre avec elle, l’embrasser, la pénétrer, crier à ses oreilles des mots d’amour qui manifestement, l’aveuglaient.
Il ne l’insulte pas mais se lève doucement, passe devant elle sans la regarder, entre dans le bureau et ferme la porte à clé.
Tout à l’heure, il s’endormira sur le canapé. En paix.
Et puis, il partira. Même s’il ne sait pas encore quand…
14 commentaires
Katie P
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Il y a un an
SOLANE
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Il y a un an
Petit Guillaume
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Il y a un an
Nicole Pastor
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Il y a un an