Fyctia
Chapitre 16
7h30. C’est à peu près l’heure à laquelle Francine Fenouillard se lève à la lueur (ou presque) du jour, tous les matins, dans son lit.
5h58. C’est l’heure à laquelle elle se réveille en sursaut aujourd’hui, affalée dans le canapé. Elle s’est visiblement endormie comme une limace devant la télévision, parce que le poste est encore allumé. C’est quoi tout ce tintamarre ? André ? L’espace d’une seconde, insuffisante pour bien réaliser ce qu’il se passe, elle est prise d’une terrible angoisse. Quelqu’un s’est introduit dans la maison. Francine se lève d’un bond, ses bouclettes blanches en pétard, et se dépêche comme elle peut d’arriver devant le cellier du couloir. Heureusement que ses guiboles fonctionnent encore !
La voilà qui ouvre le cadenas (une chance de toujours garder la clef sur elle), puis se saisit du fusil d’André. Dieu merci. Pour une fois qu’elle salue l’une des idées de son mari le non croyant. On vérifie qu’il est bien chargé, comme il lui a appris, c’est bon. Elle avance désormais à tâtons, le canon braqué à l’avant. Après le cellier, la cuisine sur la droite, vide. Au fond du long couloir inutile, le bureau, qu’elle inspecte rapidement, vide aussi à priori. Il fait quand même bien sombre mais même avec une ouïe défaillante, Madame Fenouillard est sûre de ce qu’elle a entendu. Quoi que, elle doute, était-ce dans ses rêves ? Assurément non, parce que le boucan continue, bien qu’elle ait du mal à en localiser la provenance.
Elle passe devant la chambre à coucher, la porte est entrouverte. À l’aide du canon, Francine pousse la porte et se prend pour un membre du GIGN à sa manière de disséquer la pièce (bon, un membre de commando de soixante-huit balais en peignoir à fleur). Elle semble y prendre un certain plaisir pervers, comme si elle souhaitait se retrouver nez-à-nez avec un brigand.
La pièce est vide elle aussi. "RAS" se dit-elle avec un léger rictus, qui disparaît aussi sec quand elle prend conscience qu’il ne reste que deux pièces à inspecter, sans compter le garage.
Francine frôle le mur et trouve close la porte de la chambre d’amis (qui n’en porte que le nom). Sur la crosse, elle resserre ses doigts, quelque peu engourdis par une arthrose naissante. D’une main, elle ouvre la poignée et envoie un grand coup de savate dans le bois.
La porte claque. Et bien que la nuit ait perdu de son épaisseur, elle discerne mal la forme qui bouge devant l’armoire. Elle appuie rapido-presto sur l’interrupteur.
— Haut les mains malfrat !
— Mais Francine, t’es folle ou quoi !
La pression redescend, elle abaisse le canon du fusil le long de son corps, ce n’est que son abruti de mari qui a dispersé bon nombre d’affaires sur le sol.
— Folle ? Tu fous quoi à cette heure-ci dans la chambre d’amis avec tous ces vêtements éparpillés et les valises sorties ? Ça y est, tu t’es enfin décidé à rejoindre ta maîtresse ? Bon vent!
André retient un rire tant l’humour de sa femme lui avait manqué en cette nuit triste et consternante.
— Je voulais la rejoindre, mais elle ne sait pas faire le couscous à la marocaine. Alors bon !
— Oh, si ce n’est que ça, je peux lui apprendre. Ainsi je ne verrai plus ta face de piaf.
Voilà un Monsieur Fenouillard qui ne répond pas et qui se contente de faire la moue en hochant la tête. Francine, elle, ne l’avait pas vu à court de répartie depuis de nombreuses années.
— Ouh là ! Quelque chose ne va pas mon André. Ça concerne la venue des gendarmes ? Qu’est-ce qu’il se passe au juste ? Raconte …
— Et moi qui pensais que tu ferais ta fouineuse. T’es donc au courant de rien …
— Bah non, dit-elle en allant assoir ses fesses molasses sur le lit, moi j’attendais sagement que tu rentres pour me raconter, mais je me suis écrasée comme une vieille croute devant la TV.
André réalise que ses grandes jambes sont en activité depuis plusieurs heures, un petit repos ne lui ferait pas de mal. Il ne tarde donc pas à se poser aux côtés de sa femme, un vieux pull à la main qu’il tripote machinalement pour ne pas sombrer dans les doléances. Ce n’est pas son genre, les doléances.
— Tu veux pas lâcher le fusil ma Francine ? On ne sait jamais.
Elle ne s’était même pas rendu compte qu’elle le tenait encore fermement. Madame Fenouillard s’exécute et le bazarde derrière eux sur la couette (literie inutile, comme le reste de cette pièce).
— Tu sais Francinette, on en a vécu des choses dans notre vie …
— C’est rien d’le dire chéri.
— Plus de choses que les nouvelles générations ne connaîtront jamais, ajoute-t-il d’une voix calme mais évocatrice d’une sorte de nostalgie mal placée.
— Oui, à une époque, on a vécu l’horreur, la vraie … qu’est-ce qui trotte dans ta cervelle de moineau ? Dis-moi.
André glisse une main sur son front comme pour essuyer une sueur psychologique, puis fixe le pull. Sa déglutition est compliquée, le constat est là, et il est alarmant.
— C’est ça, on a vécu l’horreur, et pourtant … je n’ai jamais vu le monde autant dérailler que de nos jours. Quelle sorte de malade faut-il être pour kidnapper une gosse ?
Il pose la question de manière rhétorique, mais Madame Fenouillard, elle, s’interroge.
— Oh Fenouillard, tu vas me dire ce qu’il se passe à la fin !
Les yeux de Francine lui jouent des tours, c’est certain. Ou alors, l’heure est grave, très grave. Son mari n’a jamais bronché, il ne s’est jamais plaint de quoi que ce soit. "C’est pas une chimio à la con qui va me faire tomber" disait-il quelques années en arrière sur son lit d’hôpital. "Une fracture du bassin, et après ? Ce n’est pas ça qui va m’empêcher de bricoler !". Et tant d’autres phrases prononcées par un homme qui donne l’impression d’être insurmontable, mais qui ont fait souffrir Madame Fenouillard, en silence. Pour lui, la douleur est physique, pour elle, le mal est psychologique. On partage nos peines équitablement, c’est ça un couple. C’est ce qu’elle pensait lorsqu’ils se sont mariés (avec un passé comme celui d’André, il fallait bien), c’est ce qu’elle pense aujourd’hui et c’est ce dont elle restera convaincue, même après sa mort.
Non, elle ne rêve pas, c’est une larme qui coule le long de sa joue. Francine serre la main de son mari aussi fort qu’elle peut, habituellement elle ne l’aurait jamais fait, respectant bien trop son image, mais là, c’est une autre histoire. Elle ressent qu’il a besoin d’un soutien. Une épaule sur laquelle pleurer, ce serait exagérer. Une attention toute particulière, c’est plus juste.
Puis Francine se met à espérer du plus profond de son cœur qu’il fera comme elle, le jour où il découvrira ce qu’elle lui a caché. Parce que oui, c’est ça un couple …
Partager ses peines, partager ses fautes.
38 commentaires
Emmy Jolly
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Il y a 2 ans
Agathe Pearl
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Laure Ardric
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