Fyctia
35 min depuis la disparition
Anna a perdu toute notion du temps, ayant l’impression à la fois que l’enlèvement s’est produit il y a des heures ou il y a quelques minutes à peine. Arrivée sur le parking, elle s’allume une cigarette avant de prendre la route. Les émotions se bousculent dans sa tête. En cherchant son téléphone dans son sac, sa main heurte la boîte de médicaments que son médecin lui avait prescrit et qu’elle ne prenait plus de façon régulière. Sentant l’angoisse poindre, elle craque la plaquette en engloutit deux cachets, sans eau.
Le brouillard ne s’est toujours pas levé et plonge la ville dans une ambiance lugubre. Anna se dirige machinalement vers le commissariat de police où des agents l’attendent déjà. Une cellule de crise a certainement dû se mettre en place, et elle appréhende déjà l’interrogatoire auquel elle devrait se soumettre. La sonnerie de son téléphone envahit soudain l’habitacle. Ignorant toute règle de sécurité, elle se tord pour tenter de l’attraper dans le sac à main posé à côté d’elle sur le siège passager. Au cours de multiples contorsions, elle parvient enfin à saisir son iPhone et le nom de Fabien apparaît à l’écran.
- Je suppose que t’es déjà au courant, soupire-t-elle en décrochant.
- Oui, bien évidemment. Quel bordel. Comment tu vas ?
Cette question anodine lui procura un sentiment de réconfort instantané. Fabien et elle étaient souvent en désaccord sur bon nombre de décisions, mais on ne pouvait pas lui retirer sa bienveillance envers son équipe. Anna sait qu’il a un fils de son âge environ et qu’il a souvent tendance à avoir un côté très paternaliste envers elle, notamment depuis son burn-out (une forme de culpabilité, peut-être ?).
- Comme quelqu’un qui vient peut-être de tuer une gamine…
- Arrête un peu tes conneries, Anna. Tu n’y es pour rien, ce n’est que…
- Je suis sortie de la pièce, Fabien.
Le silence très court qui a suivi cette information tétanise Anna. Elle prend conscience au fur et à mesure des conséquences de cette négligence.
- Bon, ce n’est pas le moment pour moi de te faire la morale, ajoute-t-il. Je t’appelle surtout pour qu’on puisse se caler par rapport à l’entretien que tu vas avoir avec les flics.
Fabien lui explique alors les conseils donnés par le service juridique qui est sur le qui-vive (par crainte que l’image de la collectivité soit émaillée par cette terrible affaire, sans doute). Anna prend note mentalement des informations qui lui sont données et retient surtout le plus important : ne parler que des faits, pas de suppositions pour ne pas se mettre en porte-à-faux.
- Et c’est normal que je me retrouve seule à aller au commissariat ? demande-t-elle, visiblement agacée.
- On va être interrogés aussi, je me dépêche d’arriver au bureau pour attendre les consignes. On est tous un peu sidérés, Anna, chacun fait du mieux qu’il peut.
Après avoir échanger encore quelques banalités et avoir refait le film mille fois, Anna se gare devant le commissariat. Elle s’annonce à la porte, subit la fouille habituelle et perçoit une intense tension dès qu’elle franchit le seuil.
Elle a l’habitude de se rendre ici pour récupérer des enfants ou bien pour y faire des dépositions pour d’autres affaires de maltraitance. Elle ne s’y est jamais sentie à l’aise. Le temps semble s’être arrêté ici aussi : le téléphone sonne sans arrêt, les mines sont sombres et soucieuses. Le pire des scénarios est en train de se dresser sous leurs yeux : chacun est conscient que les prochaines heures seront décisives.
Un policier en civil l’invite à le suivre à l’étage. Elle le suit en admirant les locaux totalement délabrés du commissariat : l’humidité semble avoir pris possession de la cage d’escaliers, le papier peint se décolle des murs et des taches suspectes habillent le lino vieilli.
On la fait assoir dans un bureau austère, augmentant sa tension et son angoisse. Elle ferme les yeux, se frotte lentement les tempes pour tenter de faire fuir la migraine qui s’installe, et se refait le film de cette matinée désastreuse, encore et encore. Dehors, un déluge s’abat sur la vitre. Comment va-t-elle ? A-t-elle froid où elle est ? Qui s’occupe d’elle ? Les mêmes questions tournent en boucle depuis plus d'une demi-heure.
La porte s’ouvre sur deux policiers, un homme et une femme, la trentaine bien entamée, l’air soucieux. L’homme ne lève pas la tête de son calpin en entrant dans le bureau, alors que la femme lui offre un sourire discret, empathique.
- Nous sommes chargés de l’enquête sur la disparition de la petite. C’est bien vous qui l’avez vu en dernier, c’est ça ?
Le policier n’a toujours pas levé la tête en prononçant ces mots. Face à l’absence de réponse d’Anna, il détourne enfin les yeux des pages griffonnées et la fixe avec un regard dans lequel elle semble percevoir de l’arrogance. Elle hoche faiblement la tête.
- Bien, on va reprendre le déroulé exact des évènements. Qui était présent, quelle heure exactement,… Il nous faut tous les détails pour l’alerte enlèvement.
- Mais elle n’est pas encore diffusée ? La famille d’accueil nous a pourtant transmis une photo et ma responsable m’a dit que c’était fait et que…
Le policier pousse un long soupire.
- On est pas aidé dans cette affaire, je vous le dis ! s’agace-t-il.
- Ce n’est pas si simple, reprend sa collègue policière, avec plus de douceur.
- Mais on ne perd pas du temps là ? s’interroge naïvement Anna, entraînant un nouveau soupir de l’homme qui lève les yeux au ciel.
- Oui et non, poursuit la jeune flic. En fait, on doit d’abord s’assurer que la mise en place d’une alerte enlèvement ne met pas la sécurité de l’enfant en péril. Les collègues travaillent déjà intensément pour avoir des pistes. Nous avons aussi besoin d’informations sur le profil de la mère, c’est pour cela que nous voulions vous avoir sur place.
Anna se rappelle à quel point la musique de la fameuse alerte enlèvement l’avait toujours glacée. Elle avait été enclenchée pour la dernière fois en mai 2023, suite au kidnapping d’un enfant par son père. Encore une fois, l’alerte enlèvement s’était avérée efficace puisque l’enfant avait pu être retrouvé au Danemark quelques jours plus tard, en bonne santé. Pour la déclencher, elle avait appris qu’il fallait réunir 4 critères importants (il s’agit d’un enlèvement avéré, la victime est mineure, en situation de danger, et le procureur dispose déjà d’informations pour permettre de localiser l’enfant). Ici, toutes les cases semblent être cochées.
- Donc, reprend le flic antipathique, nous allons commencer par faire un profil psychologique de la mère et de l’enfant. On va reprendre du début. Pouvez-vous nous réexpliquer depuis quand vous connaissez l’enfant et la mère ?
Anna inspira un grand coup avant de commencer le récit de sa rencontre avec la jeune fille.
- Je les ai rencontrées pour la première fois il y a deux mois, lors du placement de Maria.
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