Fyctia
Décembre 2025
Après avoir fini de ranger mes affaires, je prends le temps de m'allonger sur mon lit et de laisser mes yeux se fermer.
Ca fait si longtemps que je ne suis plus venu ici.
Il y a deux ans, lors de mon dernier Noël en France, j'ai préféré me réfugier chez papa au lieu de faire face à Chioni. Certes, les fêtes étaient plus pesantes sous le poids des questions de ma famille paternelle: pas de copine? Ca fait longtemps qu'on ne te voit plus? Comment ça va, les études?
Mais au moins, je pouvais me laisser bercer par les sujets de conversation banals au lieu de penser à la souffrance qui creusait ses sillons dans mon coeur.
En Australie, à des milliers de kilomètres d'ici, c'était facile d'oublier les souvenirs de Chioni. Les batailles de boules de neige, les histoires auprès du feu, le sourire de Léon quand la cuisine servait leurs fameux cinnamon rolls la veille de Noël.
Aujourd'hui, dans le village de mon enfance, c'est plus difficile de faire taire les souvenirs.
Mais je nous ai promis, à moi et à ma psy, que j'essayerai.
Et me voilà, surmontant la peur et la tristesse pour passer du temps en famille dans un endroit qui a longtemps été mon safe space.
Je les mérite, ces cinnamon rolls.
***
Je n'ai pas besoin de leur faire face pour reconnaitre Charlotte et Maria. La touffe rousse de Charlotte, assise devant Maman et Phil, et le rire, éclatant et contagieux de Maria qui résonne contre les murs, et qui m'arrache un sourire.
J'ignore le pincement au coeur au souvenir de Léon, qui a peut-être les yeux de Charlotte, mais la personnalité solaire de Maria, pour contourner la table où mes parents et ceux de mon ex-meilleur ami sont assis.
— Sacha! s'exclame Maria et en quelques secondes, elle est debout et me prend dans ses bras.
Je ne peux m'empêcher de sentir les larmes qui me montent aux yeux. Elle a le même parfum qu'elle a toujours eu: quelque chose de fruité, quelque chose de rassurant.
Quelque chose qui me rappelle les après-midi sur la terrasse de Léon, à jouer aux cartes avec ses mamans, à rire aux jeux de mots idiots de Maria, à s'extasier devant la nouvelle création pâtissière de Charlotte.
— Tu as l'air en forme, dit-Maria quand elle recule un peu, mais ses mains fraichement manicurées s'agrippent encore à mes bras. L'Australie t'a fait du bien.
Elle le dit comme une évidence, et je hoche la tête.
Je suis soudain muet, comme si une main s'était resserrée autour de ma gorge. J'ai peur que si j'arrive à articuler mes pensées, alors la vérité déferlera de ma bouche. Un flot de mots pour lui avouer que partir loin de tout ce que je connaissais s'était avéré plus dur que prévu, que les crises de panique avaient hanté mes journées, que la barrière de la langue m'avait souvent muré dans un silence enfermant, solitaire.
Que pendant les premiers six mois à Melbourne, j'avais voulu rentrer, que j'avais eu la boule au ventre à chaque fois que je sortais de ma miniscule chambre dans l'appartement que je partageais avec trois autres étudiants plus jeunes et plus fêtards que moi.
Que mes collocataires étaient natifs d'Australie, et que malgré leurs efforts pour m'intégrer, je n'avais pas réussi à créer des liens solides avec eux.
J'aurais avoué à Maria que son fils m'a détruit.
— Viens t'assoir, on a une surprise pour toi, annonce alors Charlotte et je fronce des sourcils.
Je déteste les surprises — quelque chose que ma psy a attribué à mon envie presque pathologique de vouloir garder le contrôle à tout prix — et veux le lui rappeler. Après tout, elle a été témoin de la seule et unique fois où Maman et Léon ont voulu m'organiser un anniversaire surprise, et où ma grimace à la découverte de ce projet les a complètement freinés.
— C'est bon de te voir, ajoute Charlotte et je lui dis que moi aussi.
Même si au fond, je sais que ça aurait été plus facile si elles n'avaient pas été là.
Même si les yeux de Charlotte, bleu azure et pétillants, me rappellent avec vigueur ceux de Léon.
Même si quand je m'assieds près de Maman et qu'elle tend la main pour la poser sur mon avant-bras dans un geste apaisant, je sais qu'elle regrette un peu d'avoir invité Maria et Charlotte.
Mais elles sont amies depuis plus de vingt ans maintenant, et Chioni est aussi leur tradition, alors refuser qu'elles viennent à cause de mon coeur brisé m'avait semblé trop égoiste.
— Tu es au courant de cette surprise? demandé-je à Maman qui secoue seulement la tête, alors que Phil hausse les épaules à côté d'elle.
Je me retourne pour demander à Charlotte de cracher le morceau avant que mon anxiété ne l'emporte, quand mon cœur s'arrête.
Je n'arrive pas à y croire.
Voilà qu'il est là, devant mes yeux, un sourire en coin aux lèvres et les mains tenant une assiette pleine de pancakes et une tasse fumante.
Ses cheveux ont poussé depuis la dernière fois, les boucles blondes aux reflets châtains sont en bataille sur sa tête, et il a un peu de barbe aussi, finement taillée, avec cet air qui se veut nonchalant.
Il a grandi, aussi, et même s'il m'a toujours dépassé, il doit faire une bonne tête de plus que moi maintenant.
Il a un pull bleu clair, qui met en valeur ses yeux. Azur. Petillant. Qui trouvent les miens avec une facilité déconcertante.
Et ses taches de rousseur qui sont plus prononcées.
Et ses lèvres rosées qui s'étirent un peu plus.
Et ce nez fin, droit, presque aristocratique.
— Coucou Chat, murmure-t-il et sa voix est un écho de la douleur sourde qui ressurgit à l'entente de ces mots.
— Surprise ! Crient Charlotte et Maria.
C'est leurs voix qui me ramènent à la réalité, alors que mes membres, momentanément figés, se mettent en mouvement.
Je repousse la table d'un geste vif, et ma chaise crisse contre le parquet.
Et je mets à courir.
Loin de la table d'où mes parents me crient de revenir.
Loin des visages déconcertés de Charlotte et Maria.
Loin de l'ombre que j'ai voulu oubliée depuis deux ans
Loin de Léon.
8 commentaires
Nora Rosen
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Il y a 6 jours
callmefaby
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Il y a 6 jours
AyleEme
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Il y a 6 jours
callmefaby
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Il y a 6 jours