Fyctia
Chapitre 3
Les côtes normandes, celles où j’ai passé de nombreux week-ends avec mes parents, sont bientôt avalées par l’immensité de l’océan. Les falaises abruptes s’érigent comme le dernier rempart entre les éléments, et cette petite maison nichée à quelques mètres du bord. Depuis le ciel, elle me semble encore plus insignifiante qu’elle ne l’est sur la terre ferme. Elle n’est qu’un point au milieu d’une tache verte. Une poussière sur une nature morte. Je la regarde aussi longtemps que mon champ de vision me le permet, et l’abandonne dès qu’elle disparaît à l’arrière de l’avion.
Elle embarque avec elle le dernier morceau de terre française. Après lui, ce n’est qu’une étendue de bleu du « sol au plafond ». C’est magnifique, mais c’est aussi terrifiant. Au large, il n’y a plus rien. Nous sommes seuls dans cet avion, sans une once de vie à des kilomètres.
L’estomac noué par cette réalité, je reporte mon attention vers Ben. Ses yeux sont rivés sur le petit écran devant lui. Il regarde avec amertume le long trajet qui nous attend. Sur le planisphère qui y est affiché, l’avion censé nous représenter semble ne même pas avoir décollé de France. Il faut attendre le zoom maximal pour constater une légère avancée dans notre voyage.
— Ils ne mentaient pas en disant huit heures de vol, soupire Ben.
— Dans une journée, ce n’est pas si long. Et dans une vie, encore moins.
— L’altitude te rendrait-elle philosophique ?
— Après avoir passé autant de temps dans ce fichu hôpital, quelques heures dans le ciel me paraît une bénédiction.
Ses yeux bleus glissent vers moi comme cette première vague dans laquelle on adore plonger le premier jour des vacances. Elle m’enveloppe de la tête aux pieds, et me berce.
— Maintenant que tu vas mieux, j’ai le droit de te le dire, commence-t-il tristement.
— Me dire quoi ?
— Que j’avais peur de te voir aller découvrir le ciel sans moi, complète-t-il avec difficulté.
Je saisis parfaitement le sous-entendu qui se cache derrière ces quelques mots. Moi aussi, j’étais terrifiée de m’en aller sans avoir vraiment vécu. À vingt-trois ans, la vie ne fait que commencer. Nous sommes tout aussi insignifiants que cette petite maison au bord de la falaise. Une tempête un peu trop forte, et elle disparaît à jamais dans l’océan.
Heureusement, mes fondations étaient robustes. Mes proches permettaient à mes murs de tenir malgré les vents violents. Mais ce sont les solides épaules de Ben qui ont joué le premier rôle dans cette pièce de théâtre digne de Molière ou de Shakespeare. Son inébranlable positivité m’a permis de garder espoir, même si tout semblait aller à contresens. Il a enfoui ses failles afin que je n’en sois pas témoin, ce qui, à mon sens, est la plus belle preuve d’amour qui soit.
— Bon sang, c’est moi qui suis en train de devenir philosophique, rit-il en frottant son visage.
— Ce côté « homme de lettres » te va bien. Il te rend moins infaillible.
— Est-ce que je peux vraiment l’être ? m’interroge-t-il d’un ton sérieux qui lui est peu habituel.
— Bien sûr, m’empressé-je de lui répondre. Tu en as même l’obligation.
— Je sais que la maladie est derrière, mais j’ai été ta béquille depuis tellement longtemps que je n’arrive pas à m’autoriser d’être moins fort. J’ai l’impression que si je lâche, tu tomberas avec moi.
— On monte au ciel et on descend aux Enfers tous les deux, parce qu’on fait tout ensemble, expliqué-je en appuyant bien sur le dernier mot.
— Si on peut éviter d’aller aussi profond, ça m’arrangerait quand même, tente-t-il une plaisanterie. Ou au moins, parler de ça quand on aura quitté cet avion de malheur.
Malgré son ton plus léger, l’expression de son visage le trahit. Sa mâchoire crispée et ses lèvres pincées traduisent l’inquiétude qu’il nourrit sur le sujet, mais dont il essaie vainement de minimiser l’impact. C’est du Ben tout craché. Il me fait passer avant ses propres problèmes, et ça doit cesser. J’ai suffisamment été le centre de son attention. Il est temps que lui aussi se libère des chaînes du cancer.
Cette fichue maladie nous a explosé à la figure, telle une bombe nucléaire tirée tout droit des tréfonds de l’humanité. Elle m’a touché de plein fouet, mais a également fait de nombreux dommages collatéraux, dont Ben. Autour de moi, personne ne s’en est sorti vraiment indemne. Chacun a eu son lot de « complications ». Ce voyage doit signer la fin de ce douloureux chapitre de nos vies, à tous.
— J’ai eu besoin de toi. J’ai besoin de toi. J’aurai besoin de toi, avoué-je en le forçant à me regarder. Et toi, tu as eu besoin de moi. Tu as besoin de moi. Et tu auras besoin de moi.
— Ça fait beaucoup de « besoin », constate-t-il, un sourire timide sur les lèvres.
— Ne me fais pas rire, j’essaie d’être sérieuse.
— C’est très sexy cette attitude.
— Ben, le réprimé-je en frappant son torse.
— C’est bon, rit-il avant de reprendre un ton plus sérieux. J’ai compris où tu voulais en venir.
— Tu as le droit de ne pas être bien, d’être triste, en colère, d’avoir envie d’espace, de faire des choses stupides. Tous les deux, on peut revivre.
— Ensemble, complète-t-il en posant son front contre le mien.
— Ça me paraissait évident.
— Ça l’est, mais le dire à voix haute permet de sceller notre pacte.
— Un baiser serait plus approprié.
— Tu ne perds pas le nord.
— Avec toi comme boussole, impossible.
— Azilys et ses répliques qui tuent.
Nous rions à l’unisson, comme si nous étions enfin complètement en phase. Perdus au-dessus de l’Atlantique, nous n’avons jamais été aussi proches qu’à cet instant présent. Ce n’est plus que lui et moi, sans la maladie. Nous sommes un duo, un binôme, un couple. Le jour où nous serons à nouveau trois, ce sera le fruit de notre amour, et non ce satané démon que j’ai vaincu.
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cedemro
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Alexenrose
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Sonyawriter
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CarolineL.
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