Amelia Pacifico Le Soleil a rendez-vous avec la lune Fléau

Fléau

Raide comme un piquet devant le présentoir des nouveautés, Béatrice ne sait toujours pas quoi faire. Après vingt minutes de discussion avec elle-même – et la sensation de porter un âne mort entre ses bras –, elle est indécise. Prendra ? Prendra pas ?

Les rayonnages s’étalent à perte de vue chez son bouquiniste favori, l’un des derniers exemplaires de ce métier tout aussi précieux qu’en perdition en cette époque numérique, et Bee s’y est déjà largement lâchée. Elle pose un regard de détresse sur la pile qu’elle tient, mais cela ne l’aide en rien.

Elle fronce le nez, signe qu’elle réfléchit intensément, qu’elle se retient de rire ou qu’elle est sur le point d’éternuer, puis pousse un soupir qui interpelle aussitôt Bahir.

— Je peux te le mettre de côté, si tu veux, tu le sais ! C’est lequel qui t’intéresse ?

L’homme imposant aux mains aussi grandes que des palas basques contourne son comptoir en réajustant son bonnet à l’ourlet épais.

— Laisse-moi regarder ça… celui-là ? demande-t-il en dressant un vieux poche à hauteur de ses yeux plissés pour étudier de plus près les abdominaux de la couverture.

— Oui, oui, c’est bon, Bahir, pas besoin de le claironner sur tous les toits !

La jeune femme cale contre sa poitrine la dizaine d’ouvrages qu’elle compte acheter et attrape vivement l’exemplaire du roman à l’eau de rose. Bahir rit de bon cœur. Il est habitué aux penchants de sa cliente dont la gêne l’amuse au plus haut point.

— Relax, Bee, c’est pas si différent de ce que tu prends, hein !

L’orage qui gronde dans les yeux de l’intéressée oblige le libraire, tout sourire, à s’éloigner à reculons en levant les mains pour se décharger de toute responsabilité de la tournure que prendront les événements. La jeune femme bougonne en prenant appui sur l’étal pour rétablir l’équilibre de la pile de livres auquel s’ajoute le fameux Harlequin d’un autre âge. A l’étage, les deux autres clients qui avaient jeté un œil distrait à la scène retournent à leur exploration. Béatrice se dandine jusqu’à la caisse derrière laquelle Bahir l’observe la tête légèrement penchée, l’œil pétillant.

— On est bon ? Tu es sûre ? J’ai reçu toute une série de Barbara Cartland que je n’ai encore jamais eus en rayon… ils sont dans l’arrière-boutique… en parfait état, précise-t-il pendant que Béatrice se mordille la lèvre supérieure.

— Non, non, non et non ! répond-elle vivement. Bahir, tu exagères, déjà que je viens tous les vendredis, et que j’ai une pile à lire à donner le vertige à l’Everest… n’insiste pas !

La dernière phrase est un avertissement assorti d’un regard qui en dit long sur les intentions de sa propriétaire : elle n’hésitera pas à se servir des projectiles qu’elle dépose devant le commerçant afin de passer en caisse.

— J’dis plus rien ! Allez, montre-moi tout ça !

Patiemment, l’amoureux des livres et des étagères en bois verni scanne les ouvrages et édite un ticket qu’il tend sous les yeux de Bee, absorbée par une quatrième de couverture exposée sur le comptoir.

— Ce n’est pas pour toi, ça, Bee, tss tss tss, c’est une commande ! Tu vas pas voler le bouquin d'une collègue lectrice, si ?

Son léger accent, à peine plus qu’une intonation mesurée, complète à la perfection son charme rassurant. Si Béatrice l’a apprécié dès sa première visite, et ne cesse d’être en admiration devant cette baraque au cœur attendri par les mots, elle a aussi détecté un petit quelque chose de plus, une sorte de gentillesse inscrite dans les gènes, une bienveillance… comme inaltérable. Et puis, Bahir exerce un métier qu’elle aurait adoré faire, même si elle en fait un succédané. Un piètre succédanée à ses yeux.

— Mais c’est pas ma faute, hein, c’est toi ! Tu as toujours des petites pépites bien sympas… vraiment, je me félicite à chaque visite de t’avoir découvert par hasard…

— Ça fait quoi, dix ans ? Onze ? demande-t-il en ensachant les achats de sa cliente.

— Bravo, presque ! Douze, si mes souvenirs sont justes. Et dire que ce n’est même pas l’odeur des livres qui m’a alléchée, mais celle de la cuisine de ta mère ! rit Beatrice en tendant les bras au-dessus du comptoir. Elle va bien ?

Le visage si doux de Bahir se fait encore plus tendre.

— Très bien, elle nous enterrera tous, tu le sais. Au fait, Bee, j'ai une petite exclu ! Ta Marina chérie va bientôt passer dans le coin !

Le cœur de la jeune femme rate un battement.

— Comment ça ? Où ? Quand ? Mais… je vois pas comment j’ai pu louper ça, c’est… je…

— Tout doux, tout doux le loup, l’interrompt Bahir pour freiner sa litanie paniquée, on n’a pas encore la date, mais ça sera cette année, sûr de sûr, et c’est un petit peu confidentiel, comme on dit.

Son jeu de paupières papillonnées apaise aussitôt la fulgurante folie de Béatrice, qui pouffe comme une adolescente, les yeux encore pétillants de l’annonce.

— Faut que tu me tiennes au parfum, Bahir, je t’en supplie, ose-t-elle en cachant son minois derrière ses mains desquelles pend lourdement le sac de ses récents achats. Même le forum n’a pas eu vent de l’info… Tu es vraiment bien renseigné ? Sûr de sûr ?

Béatrice répète cette expression qu’ils avaient eu le plaisir d’identifier comme commune au début de leurs échanges, devenue depuis leur petit mot témoin de confiance. Son visage à présent découvert exprime un mélange d’inquiétude, d’espoir, d’impatience et de joie.

— Dès que j’en sais plus, promis, tu seras la première au courant.

Encore émue, Bee sourit timidement avant de lancer un clin d’œil au bouquiniste en se dirigeant vers la sortie, le cœur un peu plus léger.

— A bientôt, Baba ! lance-t-elle en ouvrant la porte dans un bruit de clochettes qui n’auraient pas démérité sur un traîneau de père Noël.

Au moment précis où Bahir lui répond, Béatrice pose un pied sur le trottoir, lequel est immédiatement embarqué par une épaisse laisse en cuir sortie de nulle part. En moins d’une seconde, elle est étendue de tout son long sur le macadam délavé par le soleil. L’odeur de poussière urbaine imprègne ses sinus alors que ses yeux larmoient sous la douleur d’un genou malmené par la chute.

— Fléau ! Mais, Fléau ! Pas comme ça, enfin !

La voix est grave, douce, mais ferme. Pas un soupçon de panique, alors que la situation semble complètement hors de contrôle aux yeux de Bee qui n’ose justement pas les ouvrir. Au contraire, elle plisse fort les paupières, autant pour maîtriser le sanglot qui lui remonte l’œsophage que pour fuir la réalité dans laquelle elle s’est copieusement gamellée devant tout le monde. Elle entend japper joyeusement à quelques centimètres d’elle et a une pensée pour ses livres. Un nouvel élan de souffrance la rappelle à l’ordre. La joue toujours collée au trottoir dont elle commence à trouver la chaleur tiède confortable, la jeune femme se tâte sur la manière de gérer la suite des opérations.

— Fléau, assis, pas bouger. Voilà, c’est bien.

« Oui, c’est ça, moi non plus je ne vais pas bouger, pas pour l’instant en tout cas » se dit-elle en relâchant l’ensemble de ses muscles.

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24 commentaires

Samantha Beltrami

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Il y a 24 jours

bienvenue dans le concours 💕

Amelia Pacifico

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Il y a 23 jours

Merci, bon concours à toi (je présume)

Daï

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Il y a 25 jours

Bienvenue au concours petit like pour t’aider n’hésite pas à passer voir la mienne 🤗

Amelia Pacifico

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Il y a 23 jours

Merci pour ton accueil ! Je manque de temps avec ma boutique, mais je n'hésiterai pas si l'occasion se présente.

Clem_BOOKs

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Il y a un mois

Coucou petit coup de pouce, n’hésite pas à voir la mienne :)

Amelia Pacifico

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Il y a 23 jours

Merci pour le coup de pouce et l'invitation, mais je ne suis pas sûre d'avoir le temps de rendre la pareille à toutes les plumes qui viennent le demander :-)

Pjustine

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Il y a un mois

Bon concours à toi 🤗

Amelia Pacifico

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Il y a 23 jours

Merci beaucoup ♥

Miss Callen

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Il y a un mois

J'aime déjà ! Hâte de découvrir la suite <3

Amelia Pacifico

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Il y a un mois

Merciiii ♥
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