Thalyssa Delaunay Le Mangeur de Péchés De l'eau dans le vin

De l'eau dans le vin

CALHADRI

Je passais un bon moment grâce aux frasques de Bourdon. Eynon m'avait tendu la main, certes en regardant à l'autre bout du monde pour nier ce qu'il était en train de faire, mais il n'y avait pas renoncé. Puis, il y avait eu ce sourire en demi-teinte, maladroit et encourageant à la fois. J'en avais perdu mes mots et ce silence eut le sinistre effet de me renvoyer au second plan. Père emmena Eynon sans jamais me consulter et je me demeurais seule avec Diatomée dans le grand hall. Les hommes d'un côté, les femmes de l'autre. Cela ne cesserait-il donc jamais ? Je grinçai des dents. Il allait me falloir bien plus que de jolies phrases pour m'affirmer. Père n'était pas malveillant, mais je me trouvais face à des siècles de traditions patriarcales et il en avait été pétri jusqu'à la moelle tout au long de son existence. Je n'attendrais pas sa bénédiction, j'allais devoir agir dès à présent si je souhaitais m'affranchir de ces chaînes invisibles qui me liaient les poignets pour mieux me domestiquer. Je donnai congé à Diatomée. Elle avait besoin de se prélasser, et moi, de me prendre en main. Danlow leva un sourcil interrogateur en la voyant partir sans moi et grimaça quand je m'emparai des trois sacs qu'il avait déposés à mes pieds.


— Vous êtes sûre, Mademoiselle ? Ça pèse, tout ça. Surtout dans des escaliers. Je peux vous trouver un valet dans la minute, vous savez ?


— Je vous remercie de votre prévenance, Danlow, mais cela ira.


Par mesure de précaution, j'attendis qu'il regagnât la caserne avant d'entamer mon ascension. Je ne voulais laisser aucun témoin de cette folie dans mon sillage et grand bien m'en prit. Le temps de franchir le hall et les anses de mes bagages me cisaillaient déjà les doigts, phalange après phalange. La gravité réclamant son dû, il me fallait désormais lutter contre les forces de l'univers en plus des hommes. Les bras raides, je poussai sur mes jambes comme sur des pistons afin d'amplifier l'élan initial, mais dès les premières marches, les sacs frappèrent à tour de rôle contre les bordures. Tel un matelot ivre sur le pont, je vacillais sans arrêt. La rampe me cogna les côtes, et alors que je m'en éloignais dans un cri de douleur, je percutai le mur du palier de mon épaule. À ce rythme, j'allais finir couverte d'ecchymoses.


« Tu réclames l'honneur de porter une lame quand tu peines déjà à déplacer tes cartons à chapeaux »


Mon visage se durcit lorsque ma mémoire m'offrit ce triste rappel, mais plutôt que de m'avouer vaincue, je déposai provisoirement mon fardeau, retirai mon manteau de laine et en nouai les manches autour de ma taille. Vérifiant qu'aucun serviteur ne me surprendrait, je glissai les mains dans mon cou pour déboutonner le haut de ma robe, et gesticulai jusqu'à débusquer le laçage qui scellait mon corset. Je le desserrai et repris mon périple, les poumons gonflés à bloc. Arrivée au deuxième étage, j'avais les paumes irritées, la sueur perlait à mon front et le satin humide de mes vêtements me collait à la peau. Soufflant sur une mèche qui me tombait dans les yeux après s'être échappée de ma coiffure, je poursuivis vers le troisième étage sans plus marquer de pause et m'engageai dans le couloir. Je haletais comme un chien après une partie de chasse et me languissais du confort de ma chambre.


— Je vais mourir…


À cette pensée, Bourdon surgit, une bouteille de vin calée entre ses quatre pattes malhabiles.


— De l'eau aurait été plus appropriée, m'amusai-je aux dépens du sommelier qui bientôt s'arracherait les cheveux de la tête pour comprendre ce qui s'était passé dans sa cave.


— Eau rouille ! me contredit le changelin. Jus de raisin meilleur !


— J'ai les mains occupées. Pourquoi n'irais-tu pas l'offrir à Eynon pour célébrer son retour ?


— No-No ronchon. Joue, mais triste en dedans. Si No-No pleure, pas de fête.


— Va simplement lui tenir compagnie, alors. Tu chasses aussi bien les soucis que les mulots. Tu pourras revenir me voir plus tard, quand j'en aurai fini avec ces maudites valises et me serai changée.


— Bourdon féroce ! confirma-t-il dans un adorable rugissement miniature. Bourdon malin, manger chagrin !


PLOP !

Il avait déjà filé.


Quand mon calvaire prit fin, je me laissai lentement glisser au sol, le dos plaqué contre la porte de ma chambre. Je ne m'étais plus montrée aussi irrévérencieuse depuis la petite enfance. Un sourire mutin étira mes lèvres, j'avais réussi ! Je savourais cette première victoire au délicieux goût d'interdit.


Sans surprise, Eynon nous faussa compagnie à l'heure du dîner. Quant à Père, plongé dans ses livres de comptes entre deux cuillerées de bouillon, il n'était pas d'un grand secours pour faire de ce repas un moment convivial. Je picorai à peine dans mon assiette, ayant hâte de passer au dessert pour ensuite pouvoir me retirer.


Dans les escaliers, une bougie à la main pour éclairer le chemin du retour, je reçus une impulsion de notre infernal petit dragon.


« Lha-Lha, aide Bourdon ! Cuisine, vite ! »


Je levai les yeux au ciel en faisant demi-tour. Dans quel pétrin s'était-il encore fourré ? Au sous-sol, je le découvris en prise avec Eynon, chacun tirant à lui la même brochette de fromage et de poivrons grillés.


— Tu m'agaces, vieille carcasse !


— Rime moche. Pas sac d'os ! siffla le changelin. Regarde viande à Bourdon !


L'animal se mordilla le gras du ventre avec les dents de devant pour le lui prouver. Eynon rit à gorge déployée et en profita pour récupérer son bien.


— Et alors ? Tu as bon goût ? voulut-il vérifier.


— Mulots meilleurs.


— Tu n'en trouveras pas ici, les cuistots en feraient une syncope.


Bourdon baissa le museau comme si toute sa belle énergie l'avait d'un coup déserté. Je choisis ce moment pour faire mon entrée. Eynon me suivit du regard, puis dressa un bras en barrage autour de son assiette de pot-au-feu lorsque je pris place sur un tabouret et déposai la bougie entre nous.


— La confiance règne, à ce que je vois.


— Je viens de manger de la salade à tous les repas pendant cinq ans… et je ne suis pas un lapin ! Je ne partage rien tant que je n'aurai pas rattrapé mon retard.


Je remarquai que si les veines noires n'avaient pas régressé, son iris était redevenu ambre de moitié.


— Tu te sens mieux ?


Il se contenta alors de fourrer un généreux carré de bœuf dans sa bouche. Il le mâcha consciencieusement pendant de longues minutes, au point où j'abandonnai tout espoir de l'entendre me répondre.


— Ça fait bizarre d'être ici, se confia-t-il en fin de compte. Mais c'est toujours mieux que d'être là-bas.


Il attrapa une serviette pour s'essuyer le menton où de la sauce avait goutté, et ses lèvres remuèrent en silence, comme s'il cherchait ses mots.


— Je… je ne t'ai pas remerciée de m'avoir rendu l'opale, alors que…


— Tu n'avais pas à le faire. Elle est à toi et à personne d'autre.


— Bien sûr que si. Je m'en suis voulu, tu sais. De la manière dont ça s'est terminé…


— Et moi, je m'en veux encore. Tu as perdu ton père en tentant de sauver ma mère, c'était injuste.

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24 commentaires

Merixel

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Il y a 3 ans

Un petit rapprochement en fin de chapitre, une réconciliation serait-elle possible ?

Thalyssa Delaunay

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Il y a 3 ans

Il vaudrait mieux ! Je ne me sens pas capable de compter les tirs pendant 90 chapitres (c'est la longueur moyenne de mes précédents romans) :P

clecle

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Il y a 3 ans

Oh la dernière phrase... une réconciliation serait-elle possible ? Mon petit cœur romantique le souhaite fortement !

Thalyssa Delaunay

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Il y a 3 ans

J'y travaille ;) Je vais percer l'abcès une bonne fois pour toutes et en avant, Guingamp ! En Imaginaire Young Adult, les éditeurs du moment aiment quand on y ajoute un soupçon de romance.

Eva Baldaras

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Il y a 3 ans

Coup de pouce ! Si tu as un instant, passe voir mon histoire, j'ai besoin d'aide pour débloquer un chapitre, merci !

Thalyssa Delaunay

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Il y a 3 ans

Je suis déjà passée sur ton petit dernier, désolée 😅 Bon courage !

Laureline Maumelat

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Il y a 3 ans

ah, ils dialoguent un peu ces deux-là. Bourdon remplit bien son rôle d'élément humoristique, il est hyper attachant. La fin du chapitre commence à répondre à certains mystères

Thalyssa Delaunay

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Il y a 3 ans

Je les force un peu, sinon on n'est pas rendus entre ces deux têtes de mule ! Je ne sais pas comment ça aurait tourné sans notre Bourdon international !

Lety29

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Il y a 3 ans

Livia Tournois

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Il y a 3 ans

La façon de parler de Bourdon est vraiment trop kikinou ! Je comprends trop Calahdri, on dirait moi dans les transports en commun avec ma valise quand je pars en vacances...
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