Ophélie Jaëger L'albatros 45. Chaussée (2/3).

45. Chaussée (2/3).

— Si, je t’assume !

— Tu me caches dans les toilettes ou le local poubelle, Joséphine !

— C’est parce que…

— J’suis un foutu vilain secret qui ne s’avoue pas. Un truc utile mais honteux, ou un truc sur lequel on est pas encore décidé de l’utilité à long terme.

— Pas du tout, je…

— J’y suis habitué, hein, ça a été comme ça toute ma putain de vie, j’suis passé de main en main, de foyer en foyer, jusqu’à ce que mon utilité décline et qu’on me refile à un autre…

— Mais…

— Bêtement, j’ai cru que ce serait différent avec toi, parce que, j’sais pas… J’suis con, j’ai voulu y croire, me suis dit que j’étais peut-être pas ce qu’ils disaient que je suis, et… Bref. En fait, t’es comme les autres, et en même temps, c’est pas de ta faute. C’est parce que je suis moi, et que c’est comme ça. Y a l’illusion du début, et puis on gratte un peu, et…


Aïe ! Elle venait de le gifler ? Comment…? Une main contre sa mâchoire qu’elle venait de fouetter, il reporta son attention sur celle qui s’était approchée sans qu’il n’en prenne conscience. Aux tréfonds de sa colère, il n’avait plus été capable de soutenir son regard, aussi l’avait-il reporté vers le ciel bas dont la pollution lumineuse et les nuages suffisaient à occulter les étoiles. Il s’était adressé à ses souvenirs, aux fantômes des Noëls passés. Objectivement, ce n’était pas à elle qu’il reprochait tout cela, ce n’était pas elle qu’il accusait de ses traumas. Pourtant, c’était bien elle qui pleurait à quelques centimètres de lui sur ce trottoir voyeuriste. Elle qui tentait de cacher son visage derrière ses mains, tandis qu’elle peinait à murmurer un très infantile :


— C’est méchant…


Dorian aurait préféré des insultes, des coups. Il aurait souhaité une tempête d’injures dont elle avait habituellement le secret. Tout valait mieux que cette toute petite accusation qui le ramenait au rôle qu’il venait d’endosser dans une histoire pour enfants. C’était lui, le méchant. Et il venait de bastonner le petit chaperon rouge à coup de ses propres insécurités.


Cette vulnérabilité qu’elle exposait malgré elle enragea Dorian. Pas contre elle, cette fois. Contre lui-même et tous ces connards indiscrets qui avisaient chaque éclat de misère pour en faire ripaille. Ils savouraient sa fragilité, la tournaient en dérision comme si elle n’était qu’une fiction alléchante.


— Cassez-vous, putain ! explosa-t-il.


Un rugissement accompagné de grands gestes pour mieux effrayer ces nuisibles volatiles. Tous se dérobèrent, agissant comme des poulets sans tête, ils cavalèrent sans le moindre sens de l’orientation, se percutant les uns aux autres dans leur fuite. Dorian amorça un geste du bras, comme pour mieux enlacer cette détresse provoquée par ses soins. Puis se ravisa. Il était le méchant. Le méchant n’a pas le droit de consoler sa victime.


— J’en reviens pas que tu penses ça de moi, et plus encore de toi, finit-elle par murmurer entre ses mains.


Une intervention qui permit à Dorian de respirer à nouveau, ne constatant son apnée qu’à cette inspiration salvatrice.


— Tu voudrais que j’pense quoi alors que t’es même pas foutue de dire à tes coloc qu’on couche ensemble ? Tes coloc, Joséphine, rien que ça. J’te demande pas de faire une annonce à ton père.


Au tour de Joe de laisser échapper un rire sans joie avant d’extraire son regard noir de derrière ses phalanges.


— Encore heureux, parce que ça risque pas d’arriver, ça.


Elle aurait pu le gifler à nouveau que ça n’aurait pas fait plus mal. Dorian accusa un mouvement de recul que Joséphine interrompit de ses doigts crochetant un avant bras.


— Tu bouges pas d’ici, ordonna-t-elle sèche et froide comme la faucheuse dont elle empruntait également le caractère impressionnant. C’est à mon tour de parler et c’est toi qui va écouter. Et tu vas écouter chacun des putains de mots qui vont sortir de ma bouche, même si je dois les imprimer moi-même au burin sur ton front, compris ?


Il lui suffirait d’un mouvement pour se défaire de sa prise. Il lui suffirait d’une foulée pour la distancer définitivement. Au lieu de quoi, il demeura là, docile, hochant la tête silencieusement dans l’attente de la sentence.


— Je ne te présenterai jamais à mon père, je ne lui parlerai même jamais de toi, simplement parce que je ne parle plus à mon père. Il m’a chassé de sa vie. Un soir, je suis rentrée de la fac et mes affaires étaient regroupées sur le pas de la porte… Dans des sacs poubelle. Toute ma vie, mon enfance, mon adolescence rassemblés dans des foutus sacs poubelle.


Lorsqu’elle redressa le regard vers lui, ce dernier se durcit immédiatement, et son index pointa le ciel comme une mise en garde impétueuse.


— Remballe ta pitié, Jézéquel, tonna-t-elle. Ces poignées jaunes Albal, c’est la meilleure chose qui me soit arrivée, ok ? Mon père m’a renié pour mes choix, pour mon choix de devenir une saltimbanque comme sa mère. Alors non seulement je ne lui expose plus aucun de mes choix, mais j’vais encore moins lui présenter celui-là, là…


D’un mouvement de main, elle le désigna lui, des pieds à la tête, l’intégralité de cette stature légèrement recroquevillée, comme si sous le poids de ces aveux, Dorian cherchait à se faire petit, tout petit, quitte à finir avalé par le bitume.


— Parce que je suis un choix ? tenta-t-il sa chance malgré tout, fermant un œil d’appréhension des fois qu’elle explose à nouveau.

— T’es quoi sinon un choix ? J’ai pas dit que t’étais un bon choix, hein, donc t’avises même pas de sourire, je le supporterais pas après ce que tu viens de me mettre dans la tronche, mais… Oui. Et dans la mesure où chacun de mes choix a toujours été décortiqué, analysé et jugé complètement bidon, excuse-moi d’avoir besoin d’un peu de temps pour assumer celui-là, hein.


Les bras ballants le long de son corps, ne sachant réellement comment la contredire et riposter, il l’opta pour l’action suicidaire par excellence en répétant mollement :


— Oui, bah c’est bien ce que je disais, tu m’assumes pas.


La réaction ne se fit pas attendre bien longtemps et Joséphine en lâcha un cri de frustration. Les poings serrés, la mine revêche, elle voulait en découdre et Dorian regretta sur l’instant d’avoir arraché ce dernier mot.


— Assumer, assumer, t’as que ce putain de mot à la bouche ! T’es quand même super mal placé pour l’ouvrir, monsieur “tu dis même pas à tes coloc qu’on couche ensemble”, plagiat-elle d’une grosse voix qu’il ne possédait pas. T’as cru que j’avais présenté chacun des mecs avec qui j’ai couché ?

— C’est pas…

— C’est pas quoi, Dorian ? Quand tu parles de nous, tu ne dis rien de plus que ça. Coucher ensemble. Alors, je te le demande, qui est-ce qui n’assume pas ?


Ok, il venait de se passer quoi, là ? Comment en étaient-ils arrivés à ce qu’il se retrouve lui, accusé de ne pas l’assumer, elle ? Quelle était cette sorcellerie ? Non, hors de question qu’il la laisse inverser la situation de la sorte !


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