Fyctia
38. Microscope (1/4).
Les plats se succédaient et les verres aussi. Pourtant, Joséphine ne gagnait pas en apaisement pour autant. Les obstacles se démultipliaient sous la forme de ses colocataires dont l'ébriété enflait en même temps que leur audace. Les conversations allaient bon train, mais revenaient toujours sur ce duo improbable qui chuchotaient plus qu’ils ne dialoguaient. Dorian avait beau faire des efforts, il n’aurait jamais l’entrain d’un extraverti. Sa présence ici, ce soir, était déjà une entorse à sa zone de confort.
— Bon, tonna Jules qui se retenait depuis bien trop longtemps. Quelles sont tes intentions envers ma sœur ?
Une main sur le visage de ladite sœur, il la repoussait au fond de sa chaise pour mieux percevoir la victime de sa croisade. Une victime qui demeura parfaitement stoïque, achevant de porter sa fourchette à sa bouche, puis s’employant à mastiquer sa viande avec une lenteur délibérée. L’attention de toute la tablée se trouvait reportée sur ses lèvres qui prenaient plaisir à faire durer l’attente.
— Pardon, tu disais ?
Conscient de l’impatience, il menait la danse. Pourtant mal à l’aise au centre de l’attention, Dorian donnait le change et se payait ouvertement la tête de Jules. Son sourire en coin ne trompait personne, et surtout pas Joséphine.
— Tu lui veux quoi, à ma sœur ? répéta l’idiot du village en s’impatientant.
— J’aime juste l’entendre crier mon prénom.
Natasha en recracha son verre, Céline s’en étouffa avec un bout de pain, Basile en resta de marbre, et Eliane en bout de table tapotait ses voisins de droite et de gauche en leur demandant ce que Dorian venait de dire.
— Dorian ! se scandalisa Joséphine en se libérant de la main fraternelle.
— Voilà, claironna alors ce dernier en élevant son index.
Jules se rembrunit et s’enfonça dans sa chaise en boudant. Joséphine aurait pu savourer en s’associant à cette petite victoire sur l’inquisiteur, mais son palpitant était encore trop erratique. Elle n’était pas dupe, cette démonstration de Dorian ne visait pas seulement Jules qui, finalement, ne revêtait que le costume du dommage collatéral. Joséphine était la cible initiale. Se lassait-il déjà du sceau du secret ?
Profitant du coup de projecteur sur le danseur, Basile attrapa au vol le bâton de parole.
— Je t’ai vu sur scène pour ta carte blanche, et je voulais t’exprimer mon admiration. Je ne pensais pas pouvoir être ému de la sorte.
Dorian ne répondit rien, il se contenta d’une ébauche de sourire aussi furtif qu’une langue de serpent avant de reporter son attention sur son assiette. Ses lourds couverts en main, il devait paraître bien condescendant là où il n’était que malaise.
— Il s’en fout, lança Joséphine depuis le fond de sa chaise.
Une intervention qui lui octroya brusquement toute la lumière, la détournant, pour l’occasion du danseur qui l’observait sans comprendre.
— Enfin tu t’en fous pas complètement, se corrigea-t-elle devant l’air interrogateur qu’il lui offrait. Dans le sens où sans cette émotion que tu fais naître chez les autres, tu n’en serais pas là aujourd’hui. Mais, si t’es honnête avec toi-même, tu danses pas pour cette attention. Avec ou sans public, tes mouvements auraient la même intensité. Avec ou sans salaire, tes gestes resteraient une forme d’exutoire nécessaire… j’ai tort ?
Tête penchée sur le côté, il l’observa en silence un instant, à l’inverse de cette tablée qui le scrutait lui en l’attente de sa réaction. Un moment suspendu qu’il acheva d’un discret sourire en coin, et d’une affirmation :
— T’es chiante…
Il y avait plus dans ces deux petits mots que Joséphine ne voulait bien l’admettre. Mais son cœur ne s’y trompa pas, tambourinant son contentement contre son sein avec la même énergie folle que la queue du chien devant lequel on agite une laisse.
— Je sais.
Et lui, est-ce qu’il savait ? Est-ce qu’il savait cet impétueux désir de l’embrasser ? De loger son nez contre son cou, son cœur contre le sien ? L’envie de se fondre dans son étreinte, de s’y abandonner corps et âme se fit intempestive dans ses veines, sous son crâne. Bordel pourquoi fallait-il qu’ils soient aussi nombreux à table ?
— T’as pas envie d’un Ice Tea ? l’interrogea-t-il brusquement sur le même ton.
Joséphine demeura interdite un instant. Elle était au vin blanc depuis un moment, pourquoi passerait-elle à un soft, alors qu’elle n’avait en rien abusé ? Et puis l’Ice Tea ? C’était bizarrement très spécifique comme demande. Elle n’en avait pas bu depuis… Oh merde, le train ! La lueur de compréhension dans le regard de Joe accrocha un sourire aux lèvres masculines. La jeune femme se laissa aller à un éclat de rire franc qui força un sursaut chez son frère.
— J’en crève d’envie ! avoua-t-elle en tentant de reprendre contenance.
Une main glissa sous la nappe et se déposa délicatement sur une cuisse féminine, transformant cette zone en épicentre frémissant.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? s’épuisait à demander Eliane qui n’entendait rien depuis son bout de table.
— Votre petite-fille semble vouloir de l’Ice Tea, madame Eliane, lui répondit Bastien d’un ton bien las.
— Tu veux une tisane, ma chérie ? s’étonna la vieille femme en poussant sur sa voix pour se faire entendre par-delà la cacophonie ambiante.
Joséphine s’apprêtait à lui répondre lorsqu’un raclement de chaise sur sa gauche attira l’attention de la table. Jules s’extrayait de l’enclave des nappes, serviettes et individus festoyant pour promener sa carcasse morose en direction des larges portes-fenêtres. Le nuage noir au-dessus de sa tête, Joséphine ne faisait pas que le supputer, elle le percevait presque.
— Excusez-moi, dit-elle en déposant sa serviette sur la table avant de faire grincer le parquet à son tour.
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