Fyctia
33. Odette (1/4).
Tapie dans l’ombre, Joséphine entendait la sonnerie s’éloigner, les pas masculins se répercuter en écho dans le couloir vide, et son rythme cardiaque claquer contre ses tempes. L’urgence et la clandestinité nimbait cette soirée d’un voile d’interdit. Que craignait-elle ? Pas grand chose. Ils n’avaient rien fait de mal. Ils n’avaient même rien fait du tout. Pourtant, la jeune femme pouvait d’ors et déjà entendre les fanfaronnades de sa grand-mère si cette dernière obtenait confirmation de sa présence en ces lieux.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? entendit-elle tonner Dorian.
Si elle ne le voyait, elle n’avait aucun mal au simple timbre de sa voix à imaginer l’air affiché par ce dernier. Sourcils froncés, lèvres pincées et dos bien droit.
— Je commençais à m’inquiéter, le dîner est terminé et vous n’êtes jamais réapparus.
Eliane se faisait douce, charmeuse, ses mots s’en venaient caresser le danseur pour mieux l’amadouer.
— Je suis là, comme tu peux le constater.
En vain. Dorian ne transigeait pas à son courroux affiché. Etait-il si bon comédien ou bien nourrissait-il quelques agacements légitimes à l’encontre de la vieille dame ?
— Et Joséphine ? demandait cette dernière.
— Je suis supposé le savoir parce que…?
— Je l’avais envoyée te retrouver, elle ne l’a pas fait ?
— Fallait vraiment que tu t’en mêles, hein, tu ne peux pas t’en empêcher malgré ta promesse ?
Oh, donc Dorian était réellement en colère. Son timbre sec et froid n’avait rien de feint, il en voulait à Eliane.
— Oh, s’il te plaît, ose prétendre que je ne t’ai pas rendu service, ce soir ?
Et Eliane n’était pas dupe de la petite supercherie, ni très impressionnée par les reproches de son enfant chéri.
— Parce que je te donne l’impression d’une réussite de tes manigances, là ?
Qu’on donne à cet homme un oscar !
— Donc, si Joséphine n’est pas avec toi, où se trouve-t-elle ?
— Qu’est-ce que j’en sais ? Peut-être en a-t-elle eu marre d’être ta marionnette et elle a pris la fuite ?
— Oh mon dieu ! Tu crois ? s’emporta la vieille femme glissant vers la tragédie en un battement de cil. Ma pauvre gamine arpentant les rues de Paris en plein hiver, seule, et pieds nus.
Pieds nus ? Comment savait-elle que… ? Joséphine jeta un œil à ses orteils à découvert, puis réalisa. Ses escarpins ? Où se trouvaient ses foutus escarpins ? Son regard paniqué chercha autour d’elle. En vain. Est-ce que…? Non, il n’avait pas fait cette bêtise, quand même ? Le cœur hystérique, Joe hasarda un regard par-delà l’angle du mur. Eliane souriait. Dorian de dos ne lui permettait de s’informer de l’air qu’il affichait. Mais au bout de son bras gauche, pendouillant en équilibre sur deux doigts, les chaussures de l’enfer. Bordel !
— Ca ? reprenait-il en élevant les objets de torture. Abandonnés dans sa course, je comptais te les rapporter.
Dorian s’obstinait, tentait de se raccrocher aux branches avec l’énergie du désespoir. Mais Eliane ne se laisserait pas avoir. Le scénario était bancal et la vieille femme pas vraiment née de la dernière pluie.
— D’accord, d’accord, si tu le dis, s’amusait-elle justement. J’ai rapporté son sac et son manteau, probablement abandonnés dans sa course folle, eux aussi.
Joséphine soupira de désespoir. Bien sûr qu’il y avait ça aussi. Elle avait quitté le Foyer en y laissant tout. Elle ne pensait pas s’absenter aussi longtemps, aussi définitivement.
— Je te les laisse sur la poignée de porte, Joséphine, hurlait Eliane à présent.
La jeune femme découverte aurait pu sortir de sa cachette, s’excuser pour la mise-en-scène ratée et profiter d’Eliane pour se faire raccompagner à la Résidence. Au lieu de quoi, elle demeura mutique et immobile, statufiée dans l’angle de ce mur, sa paume contre ses lèvres pour atténuer jusqu’au bruit de sa propre respiration. Un baiser claqua contre une joue, puis les talons contre le parquet sombre dont la cire embaumait les lieux. Joséphine resta recluse un moment, jusqu’à ce que la voix de Dorian troue enfin le silence inquiet.
— Elle est partie.
Joséphine attendit encore quelques instants. Pour être sûre. Pour retrouver un rythme cardiaque plus normal. Et lorsqu’elle refit surface, Dorian était toujours de dos, le regard porté en direction de celle qu’avait prise Eliane.
— On fait quoi, maintenant ? demanda-t-elle en lui récupérant les fourbes escarpins des mains.
— On s’éloigne le plus possible d’ici avant que Maxence ou ton frère ne débarque… Au point où on en est.
Ils avaient descendu la rue de la Paix, traversé la place Vendôme, mais ce ne fut qu’en atteignant le jardin des Tuileries que Joséphine sentit son compagnon se détendre un peu. Le jeune femme ne savait pas où ils se rendaient, il n’y avait probablement pas de point de chute précis. Ils se contentaient d’avancer, de s’éloigner le plus possible de l’Opéra. La nuit était fraîche mais belle, et Joe n’avait aucune envie de l’achever prématurément. Elle avait renfilé ses escarpins assassins, mais ne ressentait plus autant de douleur en marchant. Soit le froid entamait son travail de cryogénie, soit Dorian s’avérait magicien. Elle penchait plus naturellement vers la deuxième option. Sa cape protégeait ses épaules et ses bras, mais pas ses jambes qui affrontaient la toundra de décembre les chairs à nues.
Ce ne fut qu’en abandonnant définitivement le Palais Garnier dans leur dos sur la rue de Rivoli qu’au détour d’une phrase, Dorian récupéra sa main gelée par la ranger avec la sienne dans l’écrin chaleureux de sa poche. Ces avenues et places d’ordinaire noires de monde n’accueillaient plus que de rares badauds et quelques fêtards qui ne prêtaient pas la moindre attention au duo qu’ils formaient. Ils se fondaient dans le paysage. Personne pour les pointer du doigt en hurlant “je le savais !”. Et perchée sur ses échasses, drapée dans ses vêtements de luxe, personne non plus pour se demander ce qu’une fille comme elle faisait avec un mec comme lui. Après le gros œuvre opéré par Natasha, ils étaient presque sur un pied d’égalité. Est-ce que Joséphine se sentait presque belle ? Oui. Inconfortable mais belle. Et elle le devait essentiellement au regard que Dorian lui portait.
— Je peux te poser une question indiscrète ? interrogeait-il soudain précautionneux tandis qu’ils descendaient vers les quais de Seine.
— Ce n’est pas déjà ce que tu fais depuis tout à l’heure ?
Joséphine lui avait répondu concernant l’hypersensibilité, que pouvait-il y avoir de plus intime que ça ?
— A propos de ton père…
Oh… ça ! Sans un mot elle obliqua vers lui un regard chargé d’appréhension, de défi, et peut-être un peu de curiosité aussi.
— Enfin, pas ton père, mais plutôt le fils d’Eliane, se corrigea-t-il.
— T’es conscient que c’est la même personne, pas vrai ?
A la lueur des réverbères, elle le vit rouler des yeux d’exaspération. La sourire discret qu’il étirait contre ses lèvres nuançait quelque peu son agacement.
18 commentaires
Marion_B
-
Il y a un an