Fyctia
29. Poulet (1/2).
Dorian.
Joséphine n’avait pas appelé. Ni le soir-même, ni le lendemain. Seule Eliane l’avait fait pour leur rappeler leur déjeuner du jour. Comment aurait-il pu oublier ? Sauf rares exceptions, leur rendez-vous du samedi midi revêtait un caractère sacré. La seule petite miette d’illusion de famille traditionnelle. Dorian se raccrochait à ce poulet rôti comme à la seule et unique constante de sa vie.
Pourtant, cette fois, il avait dû laisser transparaître quelque chose en pénétrant dans le grand salon encombré, car depuis Eliane le poursuivait de ses tendres attentions sans lui laisser le moindre répit. Qu’avait-il échappé ? Un éclat de déception ? Peut-être. Avait-il espéré qu’elle serait là ? Oui, mais il l’avait appréhendé aussi. Un paradoxe qui faisait écho à la bataille qui ravageait ses entrailles. Pour la première fois depuis de très nombreuses années, il s’était laissé approcher, atteindre, toucher. Joséphine l’avait marqué au fer rouge. Il ressentait encore l’empreinte de ses lèvres contre sa bouche, le souffle chaud de son existence contre son cou… Et il désirait plus encore. Tellement plus. Au point qu’il n’avait que faire des moqueries de Maxence. Qu’avait-il vu ? Forcément trop mais cela n’avait pas la moindre importance.
— C’est assez ! tonna la voix à ses côtés tandis qu’une main délicate se déposait sur le revers de la sienne.
Au sortir de ses pensées, Dorian reporta un œil soucieux en direction d’Eliane. Qu’est-ce qui était assez ? En suivant son regard il remarqua la pomme de terre en lambeaux qu’il avait bien trop épluché.
— Tu me ruines toutes mes patates, geignait-elle en le forçant à relâcher l’économe. Tu n’aurais pas survécu une journée à l’armée, mon garçon.
En étant danseur classique ? Il avait déjà eu toutes les peines du monde à survivre au collège.
— Désolé, j’ai la tête ailleurs aujourd’hui, avoua-t-il en renonçant à l’aider.
— Tu veux me confier tes pensées ? tentait-elle l’air de rien mais le sourire en coin.
Surtout pas ! Eliane était la dernière personne auprès de qui il se confierait à ce sujet. Et puisqu’elle était la seule personne à qui il se confiait jamais, il garderait ses maux pour lui.
— J’ai entendu les jumeaux se disputer dans l’escalier, tantôt. Tu peux monter la voir si tu veux, elle est là, poursuivait Eliane face à son silence. Ou bien tu peux sortir ton téléphone pour la cent-trentième fois de ces cinq dernières minutes aussi, oui.
Dans un soupir à fendre l’âme, la vieille femme observait Dorian, la tête ailleurs, l’ignorer royalement pour faire jouer ses doigts contre l’écran tactile de son portable. Aucune notification, mais dans le doute il ouvrit tout de même la conversation et vérifia une fois encore. Rien. Devait-il prendre les devants ? En était-il seulement capable de prendre ce risque ? Non. D’un mouvement vif, il envoya son portable rejoindre sa poche de jean.
— Vous êtes terrifiants d’inefficacité, se plaignait Eliane en quittant sa chaise, son plat de patates à la main.
— Tu disais ? réagit enfin Dorian penchant la tête en arrière pour attraper son regard.
— J’évoquais le système reproducteur des pandas, répondit-elle en dégageant quelques boucles brunes du front masculin afin d’y déposer ses lèvres. Tu savais qu’ils ne s’accouplent qu’une fois par an ?
— Non, je l’ignorais, rétorqua-t-il sans faire le lien, sans voir où elle cherchait à en venir.
— Ils sont très difficiles dans leur choix de partenaire, j’ai vu un documentaire à ce sujet.
Au-dessus de ses fourneaux, Eliane glissa les féculents dans une grande marmite d’eau avant de jeter un œil inquiet à son poulet dans le four. Instantanément la petite cuisine exhala les senteurs de son enfance, et de ses samedis depuis lors. Lui qui pensait n’avoir que peu d'appétit sentit son estomac grogner son mécontentement.
— C’est pour ça qu’ils sont en voie d’extinction, poursuivait Eliane, parce qu’ils sont trop cons.
Elle avait tant insisté sur le con, que Dorian en laissa échapper un bref éclat de rire. Si l’espace d’un instant il avait cru Eliane si esseulée qu’elle en serait venue à passer ses soirées devant National Geographic, il venait de saisir le message sous-jacent à sa soudaine passion pour les pandas.
— C’est bon, Nonna, j’ai compris.
— Et ?
L’octogénaire pleine d’espoir venait de pivoter sur ses talons avec l’aisance d’une jouvencelle, et dardait son regard pétillant sur le danseur qui n’avait pas quitté sa chaise.
— Et rien, j’ai compris, c’est tout.
Ce qu’il faisait ou ne faisait pas ne la concernait en rien. Elle avait beau l’avoir élevé, elle avait beau être la grand-mère de Joséphine, cette position ne faisait que la rendre dissonante. Eliane ne pouvait être ni conseillère, ni confessionnal. Pourtant, elle savait tout de lui. La vieille femme était la mieux placée pour comprendre son inertie. Tant qu’il ne faisait rien, il craignait moins. Qu’adviendrait-il s’il forçait la communication, si en exigeant des réponses Joséphine ne lui donnait que les mauvaises ? Il ne prendrait jamais le risque d’initier un rejet. Et finalement, peut-être qu’un simple silence serait plus supportable. Elle l’avait embrassé, elle avait initié cette secousse sismique. En se taisant, il demeurait sur cette affirmation. Comme pour le chat de Schrödinger. Tant que le chat était dans la boîte, impossible de savoir s’il était mort ou vivant, alors il était les deux à la fois. Ne pas se saisir de son portable pour envoyer un texto renvoyait au même postulat, Dorian ne savait pas ce qui était mort ou vivant, et c’était plus supportable que d’avoir l’absolue certitude d’un trépas.
— Allez, passons au salon, annonça Eliane en ouvrant la marche.
Son plateau de crudités en main, elle traversa le petit couloir de service qui menait aux salles de réception. De l'Haussmannien pur jus jusque dans tout son manque de pratique. Le périple achevé, Dorian se laissa tomber sur le vieux sofa en même temps que le plateau claquait contre la table basse. En s’étirant afin de récupérer un bout de concombre, le danseur posa un œil suspicieux sur la grand-mère qui s’emparait de la télécommande et faisait défiler les chaînes. Ce ne fut qu’en entendant la voix monocorde et soporifique énoncer que “toutes les 15 minutes et ce, pendant 4 jours, ces lions et lionnes vont s'accoupler. Cet acte, rendu possible par le consentement de la femelle, permettra aux jeunes lions de fonder leur propre clan et leur propre territoire…” qu’il comprit et soupira de tout son soûl. Eliane baissa le son, mais laissa les lions en pleine action s’affairer sur l’écran, et son paquet de cigarette à la main, s’en alla rejoindre son fauteuil-œuf qui lui donnait l’allure d’un poussin.
— Tu ne veux toujours rien me dire ? tenta-t-elle à nouveau en allumant son poison.
— A quoi bon ? Tu as l’air de t’être fait une idée précise de la question.
D’un mouvement de bras, il désigna l’écran de son bout de concombre.
9 commentaires
Marion_B
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Il y a un an
Gottesmann Pascal
-
Il y a un an