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Retour aux sources 1
Vivaldi. Les Quatre Saisons. L'Automne.
Depuis trois jours. Chaque soir de 17 à 20h. Neuf heures de Vivaldi. Les mêmes onze minutes. En boucle. À préparer du café pour des gens dont on a oublié le nom, des gens qu'on ne connaît pas, des gens qui vous ont connue mais il y a si longtemps, longtemps... À voir arriver des gerbes de fleurs, à trier des cartes de visite.
Vivaldi. Les Quatre Saisons. L'Automne.
Ce n'est pas un compositeur qu'elle aimait. Elle n'aimait pas vraiment le baroque. Debussy ou Satie auraient été plus appropriés. Mais c'est ce que le funérarium passe dans ses salons. En boucle. Oubliant qu'outre la morte, autour d'elle, il y a certes les vivants qui passent, il y a surtout les vivants qui restent. Et qui n'en peuvent plus de Vivaldi. Et qui le savent bien que c'est l'automne...
Nous avions quitté le village un jour après François, le temps d'organiser la surveillance de la maison et des travaux, le cat-sitting de Cyrcé, de préparer les bagages pour deux semaines. Le soleil brillait encore sur les feuillages roux. Dans ma valise, j'avais embarqué les documents, mes dictionnaires et ma lampe de brodeuse. Peut-être n'aurai-je pas le temps de déchiffrer, mais je veux les montrer à Romaine et Arthur. Et à Lola, qui avait trouvé un billet de dernière minute en Eurostar.
14 heures de route. D'habitude, nous remontons en deux jours, prenant le temps de nous arrêter dans une chambre d'hôte histoire de rencontrer des collègues et d'échanger bonnes pratiques et adresses. Je n'y ai pas le cœur. Vite, retrouver mon père. Nous étions en froid depuis le mariage de Romaine, depuis qu'il avait pris la défense de Poitevin, arguant du fait que si ce pauvre garçon avait un comportement déplacé, c'était sans doute que j'avais envoyé des signaux contradictoires. « Avec les femmes, on ne sait jamais »... Et bien que Poitevin ait tenté de nous tuer, bien qu'il ait voulu incendier la maison, brûlé la première yourte, jamais je n'avais reçu d'excuses, l'expression d'un regret. Roland Dubray n'a jamais tort. Mais je savais à quel point, maman partie, il allait être complètement perdu. En tout lieu derrière lui elle paraissait effacée. À la maison, elle était le pilier, la grande ordonnatrice de toute chose, comme elle l'était à l'école, où cette femme joyeuse et dynamique qui enseignait le français, la littérature avec passion, retrouvait cet éclat qu'elle perdait une fois dans l'orbite de son mari. J'ai toujours trouvé qu'elle ressemblait à Margrethe de Danemark. C'est peut-être d'un prince consort qu'elle aurait eu besoin, plutôt que d'un macho comme mon père. Mais peut-être que je ne comprends pas plus que je ne parviens à saisir le choix de vie de Marie-France ?
Samuel, Ella et moi nous sommes installés dans ma « chambre de jeune fille », où rien n'a bougé depuis 25 ans. Pas même les posters de Nirvana et les affiches de vieux films français, Quai des Brumes, Les Enfants du Paradis, French Cancan, Les Visiteurs du Soir... Ma petite Vendange Tardive se retrouve dans un lit pliant de bébé, à son grand déplaisir. Je lui promets d'aller avec elle au magasin de camping pour acheter un matelas pneumatique à sa taille. Des livres que je n'ai pas emportés lors de mon mariage sont encore là. L'intégrale des Angélique d'Anne Golon, Très sage Héloïse, de Jeanne Bourrin, dont le titre fait sourire Samuel. Un exemplaire de mon mémoire consacré au Capitulaire De Villis*. Des manuels scolaires. Bled et Grevisse.
La chambre de François est occupée par Romaine et Arthur, arrivés en même temps que nous. Romaine qui a pris les choses en mains, habituée qu'elle est à organiser. Arthur et moi servons d'assistants. Mon père, lui, est absent à lui-même. Il fonctionne sur pilote automatique, le regard vide. Seule la présence d'Ella semble un peu lui rendre de la couleur. Un peu de cette vie dont 55 ans viennent de s'écrouler subitement, là, dans le jardin... Par une rupture d'anévrisme.
Vivaldi. Les Quatre Saisons. L'Automne.
Baroque devenu l'avatar funéraire de la musique d'ascenseur.
Chaque soir à 17h, le bal des faux-culs recommence, une respiration apportée de loin en loin par le passage de vrais vieux amis. Ceux qui ne vous demanderont pas pour la millième fois si elle a beaucoup souffert, ceux qui ne vous demanderont pas à qui est cette petite, puisqu'ils le savent, ce qui évite aussi les « Mais tu l'as eue à quel âge ? 43 ? Hé bien, tu as de la chance qu'elle n'ait aucun problème ». Malveillance soigneusement dissimulée, mais mal, si mal... Ceux qui ont fait l'incommensurable effort de descendre en Dordogne, qui savent que si « on ne te voit plus jamais ici », c'est parce que la maison d'hôtes marche bien et que tu as beaucoup de travail.
Sofiane, mon ex, et nos grands garçons, Aurélien et Vivien, passent aussi chaque jour, soit chez les parents... Chez papa... Soit au funérarium. Ella est folle de ses demi-frères qui le lui rendent bien.
Le troisième soir, c'est d'ailleurs Vivien qui m'attrape pour me faire sortir. Sam est allé se promener avec Ella qui s'ennuie ferme, pauvre chérie. Papa se trouve dans la cuisine du salon funéraire avec d'anciens collègues. François et moi assurons la garde, si on peut appeler ça comme ça, auprès de cette boîte de chêne clair où maman se cache, au milieu de l'odeur entêtante des fleurs... Tellement de lys... Une femme fait irruption dans la pièce, avec une gerbe de chrysanthèmes blancs et mauves. Je la vois qui regarde autour d'elle, cherchant sans doute un endroit pour poser ces fleurs. Sans un regard pour nous, elle ôte du cercueil la couronne au nom de mes enfants (Sofiane et Samuel ont acquiescé à ma proposition de les regrouper) et y pose son horreur. Puis elle se plante devant et se met à geindre, gémir, pleurer... Tout ceci est tellement théâtral, tellement ridicule que le rire me prend, un rire nerveux, irrépressible. Vivien m'attrape par le bras et m'emmène dehors. J'ai à peine le temps d'entendre la femme (j'apprends qu'il s'agit de Sandra, l'aide ménagère de mes parents) dire à François :
— Alors, c'est vrai ce qu'on raconte ? Elle est droguée ?
*Le capitulaire De Villis, ou plus exactement le Capitulare de Villis vel curtis imperii (ou imperialibus) est un acte législatif datant de la fin du VIIIe siècle ou du début du IXe siècle.
Charlemagne fait part, à destination des villici, les gouverneurs de ses domaines (villæ, villis), d'un certain nombre d'ordres ou de recommandations qui pourront être contrôlés par les missi dominici (« les envoyés du maître »). Ce document est surtout connu par ses capitules (articles) 43, 62 et, surtout, 70, qui contient la liste d'une centaine de plantes, arbres, arbustes ou simples herbes dont la culture est préconisée, ordonnée dans les jardins du domaine royal. (Source : Wikipédia)
1 commentaire
San Dineken
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Il y a 5 ans