Fyctia
Celle-Qui-A-Trois-Faces
Une bonne partie de l'après-midi, je reste songeuse et silencieuse.
Ella a bien senti que j'avais besoin de réfléchir et joue paisiblement avec ses briques de construction sur la terrasse.
Sam et François sont allés faire un tour dans le village, dire bonjour à Yolande et Pascal et sans doute prendre un pot au Café des Sports.
Dans la grange, la future « salle polyvalente », les ouvriers font un raffut monstre et ont mis la radio à fond. Je les entends commenter mon physique à grands renforts de rires gras, ma façon de m'habiller...
— Ah elle pourrait être pas mal, malgré son âge, si elle soignait l'emballage. Les nichons tiennent bien et le cul est pas dégueulasse. Puis ça me fait bander, les rousses.
— Ouais, mais est-ce que c'est une vraie rousse ?
— Ah, ça, y'a qu'un moyen de savoir et pas sûr que son mec apprécierait.
— Je le vois pas casser la gueule à quelqu'un, tu vois...
Je n'en peux plus. Je me lève d'un bond et entre dans le bâtiment.
— Messieurs, puis-je vous demander d'être plus discrets ? Je vous entends et ma fille aussi, certainement.
— Oh, c'est pour rire, ma p'tite dame ! Faut pas le prendre comme ça !
Je le foudroie du regard. Le type baisse les yeux.
— Bon, c'est pas des choses qu'une petite fille doit entendre, on va se calmer.
« C'est pas des choses qu'une petite fille doit entendre »... « Faut pas le prendre comme ça ». Mais merde à la fin ! Qu'il le pense, c'est une chose. Mais il sait très bien que j'entendais, que j'étais à côté, sur la terrasse. Donc c'était fait exprès, je le sais très bien. Et non, ce n'était pas pour rire ! Ou plutôt si, rire entre eux, marquer leur territoire. Peut-être aussi mettre la bourgeoise mal à l'aise, la rabaisser à son état de femelle et à son niveau de baisabilité.
Je passe par la cuisine, prends une gourde dans l'armoire et une boîte de biscuits. Je sens que ma rage monte. Maîtriser le souffle, je dois maîtriser le souffle. Il ne serait pas temps que l'un d'eux ait un accident... Les travaux doivent se faire. Une fois qu'ils seront finis, je serai tranquille. Abrutis !
— Aïe ! Ah quel con, je me suis tapé sur le doigt.
Oups. Il faut vraiment que je sorte. Maîtriser le souffle, me calmer... Maladresse de l'ouvrier, ou le dragon, mon dragon-totem, celui qui dort ou gronde en moi, qui fait des siennes parce que je n'ai pas été respectée ? Dans ces cas-là, je ne sais jamais. Respirer lentement, maîtriser le souffle, apaiser le dragon...
— Viens, Ella, il y a trop de bruit ici, on va aller près de la source.
— Les monsieurs disent des bêtises et tu es fâchée ?
— Oui, ils disent des choses idiotes sur les femmes et je n'aime pas ça. Je suis fâchée. Tu viens ?
— Je peux prendre mes jouets ?
— Tu peux, mais il ne faudra pas les perdre dans l'herbe.
Nous remontons lentement le long du poulailler puis du potager. Il faudra que je pense à buter et pailler. Puis nous atteignons le tertre aux Trois-Chênes. Malgré l'incendie, ces colosses plus que centenaires ont bien résisté au temps. Les traces des flammes sur leurs troncs ont déjà presque disparu.
Encore un peu plus loin, nous voici à la prairie de la source. Je l'ai fauchée à l'entrée de l'automne, les herbes restent rases. Le sol est sec. Désespérément sec. Mais la source ne tarit pas. Elle a eu plus de 500 ans pour se reconstituer. Comme c'est étrange...
Je me penche pour recueillir l'eau de la source dans la gourde. J'entends dans les feuilles les chants des prêtresses, des Filles de la lune, douces mélopées qui ne s'offrent qu'à ceux qui savent entendre. Douces mélopées qui m'apaisent, me ramènent en mon centre. Le dragon replie ses ailes et s'endort.
Lorsque je relève la tête, je vois que Cyrcé nous a retrouvées. Ella la caresse. Ma vieille chartreuse ronronne, se tortille pour montrer où elle veut qu'on la gratouille, qu'on la papouille. Belle Cyrcé. Elle a 15 ans, déjà. Combien de temps encore sentirai-je auprès de moi cette fidèle présence ? Cette impérieuse affection ? Je m'assois auprès d'elles, tends la gourde à Ella, ouvre la boîte et commence à grignoter un biscuit, un cookie tendre aux raisins secs.
Soudain, une brise fraîche se met à souffler. Dans les feuilles, la mélopée change de rythme, se fait plus présente, plus rapide, haletante presque. La cime des chênes danse, la ramure des noisetiers lui répond. À la surface du bassin, l'eau se couvre de rides. Du coin de l'œil, j'aperçois un reflet... Un reflet anormal... Je me lève, me penche au bord du bassin. Je ne vois que moi...
Ma tête tourne. Ne pas tomber à l'eau. Ne pas tomber à l'eau... Ma tête tourne mais mes jambes restent fermes, ancrées au sol. À la source du bassin, le reflet. Toujours moi. Et Romaine. Et Lola. Vêtues de longues tuniques d'un bleu de nuit. Un croissant de lune tatoué sur le front. Un médaillon orné de pierres de lune pendant sur la poitrine. Prêtresses de la source, Filles de la lune. Visages de la Déesse, qui est une, qui a trois faces, qui porte des milliers de noms. Lola, la Jeune Fille, celle qui apprend. Moi, la Femme Fertile, celle qui a la maîtrise de ses pouvoirs, celle qui agit. Romaine, celle qui a atteint la sagesse, celle qui transmet, qui enseigne.
Mais Ella, alors ? Elle aussi est la Jeune Fille ? Ou le deviendra-t-elle quand Romaine sera partie et que j'aurai atteint la sagesse ? La ménopause, quoi... Ou quand Lola aura eu son premier enfant ? Et si elle ne veut pas en avoir ? C'est bien son droit après tout.
Les trois visages sourient. Alors un rire cristallin fuse. Les trois bouches éclatent de rire, on n'entend qu'une seule voix.
— Ne l'as-tu pas toi-même appelée Soleil et Lune ? N'as-tu pas toi-même choisi de la faire naître dans le sanctuaire ? Réfléchis Elisabeth...
— Entière ! Son prénom veut aussi dire entière !
— Entière, née dans le sanctuaire, fille d'une prêtresse et d'un gardien. Fille d'Elisabeth et Samuel, fille de Boddica et de Ciaran, fille d'Ariadne et Kleitos. Elle est aussi l'enfant que Romaine et Arthur n'ont pu avoir. Son âme avait choisi votre lignée. Mais alors le temps n'était pas venu. Elle devait naître d'une prêtresse et d'un gardien, ce qu'ils sont. Elle devait naître au sein d'un havre. Le havre demeurait enfoui.
— D'un havre ? Ici, c'était un havre ? Le havre dont parlent les documents ?
— Il n'y avait pas qu'un havre dans ces forêts de chênes. Pas qu'une source dans ce pays de pierres et d'eau. Ici était un havre... Parmi d'autres.
6 commentaires
Madame Split
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Il y a 5 ans
VirginieG
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Il y a 5 ans
Marie-Eve Tries
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Il y a 5 ans
Superpac
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Il y a 5 ans
VirginieG
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Il y a 5 ans