Fyctia
Paléographie 2
Justement, Samuel et François font une pause sur la terrasse, profitant du soleil automnal. Ils ont ouvert les bières que mon frère a apportées tout exprès, brassées par des artisans de la région où il a posé ses pénates.
— Une ambrée t'attend au frigo, Babou !
Nous n'avons pas les verres adaptés, tant pis. Je la décapsule et bois directement au goulot, savourant la fraîcheur et l'amertume du houblon. Cela fait une éternité que je n'ai pas bu de bière. C'est que nous vivons dans une région de longue tradition viticole.
—-Aaaah, ça fait du bien. Vous avez avancé comme des chefs, dites-moi !
— Tu en doutais ?
— Pas vraiment, non. C'est cool, demain on sera tranquilles, on pourra laisser bosser l'entrepreneur. Direction Sarlat ?
— Non. Demain, nous allons au couvent des Franciscaines.
— Tu ne voulais pas faire de tourisme ?
— J'ai tout le temps d'en faire la prochaine fois que je reviendrai. Mais toi, tu dois aller parler à Sœur Marie-France !
— Je suis d'accord avec François, c'est ça qui est urgent. Et les documents ? Qu'est-ce que ça donne ?
— Deux ou trois mains différentes. Une correspondance, sûrement. Des types qui se substituent à l'Inquisition, on dirait, au moins pendant deux ans... Avec une certaine facilité sans aucun doute, ce sont les derniers soubresauts de la Guerre de Cent ans, donc le bordel intégral. Famines, épidémies, brigandage. Facile d'accuser de tous les maux des sorcières ou perçues comme telles. Si les bêtes attrapent une maladie, ce n'est pas que le foin est pourri, c'est que la vieille voisine porte le mauvais œil. Enfin, là j'extrapole. Mais ce sont des choses avérées, tu sais. Une femme qui n'avait plus ses règles, comment évacuait-elle son impureté ? Hé bien, par les yeux... Il y a dû en avoir beaucoup qui n'étaient pas prêtresses de l'ancienne religion et qui ont été accusées à tort, torturées... Mais il y a une chose qui me préoccupe dans le premier document que j'ai lu ce matin. Il évoque clairement les Filles de la Lune. Donc, pour le coup, véritablement des prêtresses de la Déesse. Ou quelque chose s'en approchant, en tout cas.
— Tu vas continuer, Lizzie ? Certaine de ne pas vouloir en faire un par jour ?
— Je finis ma bière et j'y retourne, oui. Je voudrais en déchiffrer encore un si c'est possible. Puis je verrai... J'irai chercher Ella et on ira faire un tour, ça me fera du bien.
— Bonne idée, ça fait déjà un moment que vous n'êtes pas allées toutes les deux à la source.
Aller à la source... Je souris du double sens de cette phrase. À la source, c'est là que je vais depuis ces quelques jours. À la racine de ce mal qui a failli nous emporter. Et c'est aussi ainsi que les historiens nomment les documents de première main, les sources. Prêtresse de la source dans une vie, exploratrice de sources dans une autre. C'est drôle, quand on y pense.
Je passe par la cuisine me prendre quelque chose à grignoter. Par expérience, je sais que me plonger dans des archives me fait sauter les repas. Prise par le sujet, par la tâche, par tout ce qu'il y a à découvrir dans les documents. Parfois de simples détails mais qui peuvent être terriblement parlants, révélateurs.
Dans le premier déchiffré, il y a déjà cette référence à Hécate. Celui qui écrit est définitivement un lettré, puisqu'il connaît la culture latine. Je pense de plus en plus qu'il s'agit d'un clerc. Peut-être pas un prêtre, mais un clerc... Les autres ? C'est à voir. Mon petit Docteur Reid me dirait qu'il faut un esprit brillant pour manipuler un groupe.
Retour dans le bureau. Je regarde les documents étalés sur la table. Lequel choisir à présent ? Je décide d'y aller au hasard, ferme les yeux et pose la main sur un autre papier de chiffon. Pas de date, assez peu de zones lacunaires même si l'encre a beaucoup pâli. Le texte est relativement court. Bien. Je pourrai tranquillement aller chercher Ella et faire un tour avec elle.
Je branche la lampe de brodeuse et positionne le papier sous la loupe. Je constate qu'il s'agit d'une autre « main », c'est à dire que ce n'est pas le même auteur que la lettre précédente.
« Ami,
Reçois nos salutations, les miennes, celles de Brice (ah ben c'était Brice) et de Renaudin.
Je crois que nos derniers faits te procureront grande joie et fierté. Nous en avons attrapé une, lui avons fait subir les tourments qu'elle avait amplement mérités avant de la renvoyer vers son maître Satan.
Cette putain lisait oracles en les fontaines. Elle offrait ses services sacrilèges aux filles en mal de mari, leur contant mille mensonges sur la figure de leur promis et quand il se déclarerait, les détournant de l'époux choisi par leurs parents. Pour elle c'était concupiscence qui devait guider leur choix. Mais fille n'a pas choix à faire !
Ainsi nous l'avons prise alors qu'elle se livrait à ses rituels impies, recueillant l'eau dans quelque bol d'étain et y lisant les reflets de la lune. Lire les reflets de lune ! Stupide et sacrilège !
Lors nous la menâmes en une ferme écartée, et dûment tourmentée. La carne était résistante au mal. Toutefois, le fouet eut raison de ses sortilèges. Elle n'est pas seule, évidemment. Elles ne sont jamais seules. D'autres se sont regroupées, réfugiées en ce qu'elles appellent havres, sous la protection d'hommes détournés de Dieu et nommés gardiens. Il est donc possible de les capturer en groupe.
Une fois que nous en avons eu fini avec elle, nous avons donné son corps aux cochons. Pauvres bêtes qui furent nourries d'aussi méchante pourriture. Mais c'est autant que la diablesse retourne à la terre sous forme de merde que proprement ensevelie. Qui sait quel poison sa chair contenait, quelle noire magie. Lorsque nous la tourmentions, nous sentions monter en nous la concupiscence et la soif de luxure. Heureux sommes-nous d'avoir maîtrisé nos bas instincts. Le Seigneur est avec nous et nous protège parce que nous servons Sa Gloire !
Nous reprenons le chemin vers ledit havre dans les terres de Guyenne. Puisse ces mots te trouver en bonne santé et toujours fort dans la Foi. Notre-Seigneur te tienne en Sa Sainte Garde.
Hugues. »
Des havres... Des havres où se cachaient les prêtresses et les gardiens. Où ils pouvaient échapper à ces monstres. Pauvre femme... Torturée à mort et jetée aux porcs. Ce que j'avais vu lors du rituel...
Deux heures encore à déchiffrer ce tas d'ordure... Je retourne dans la cuisine et reprends une bière. La fraîcheur, l'amertume. Je sors, je m'assieds sur la terrasse. Je me mets à pleurer. Des monstres, ces types étaient des monstres.
8 commentaires
Alec Krynn
-
Il y a 5 ans
VirginieG
-
Il y a 5 ans
lagloiredesmots
-
Il y a 5 ans
Marie Cappart
-
Il y a 5 ans
Marie-Eve Tries
-
Il y a 5 ans
VirginieG
-
Il y a 5 ans
Marie-Eve Tries
-
Il y a 5 ans
Marie-Eve Tries
-
Il y a 5 ans