Fyctia
Sous le tamaris
Un an avant la catastrophe, je ne connaissais rien du monde de la magie. Ni Farouk, ni Hussein, ni même Ourane.
Je veux dire : la capitale d’Ourane, du même nom. Si grande, si rayonnante, qu’on oublie vite qu’il existe une vie en dehors de la ville. La principauté n’est pourtant pas si petite que ça.
Elle fait pâle figure, coincée entre deux géants : les Émirats du Gyss et le Royaume d’Assyr. Néanmoins, elle a su tirer son épingle du jeu grâce à son territoire. Au nord-ouest, l’inhospitalier désert du Fayeh regorge de ressources minières ; à l’est, la mer ouvre le commerce avec les Émirats, les îles Abrestan et le continent Fuligien. Ainsi, malgré une unique cité juchée à l’embouchure de l’Euphros, Ourane prospère grâce à ses pierres précieuses et ses ports éparpillés sur le littoral.
C’est là-bas que j’ai grandi, à Biwa, un hameau côtier à plus de cinq cents kilomètres au nord de la capitale. Papa est pêcheur ; maman vend les poissons au souk et s’occupe de mes petites sœurs. Ils ont été si fiers le jour où j’ai décroché une bourse d’études pour l’université des sciences de Sidih-Ur, renommée dans toute la péninsule du Gyss.
Ils n’avaient pas les moyens de subvenir à mes frais sur place. Je leur assurai que je me débrouillerais pour la nourriture ; quant au logement, nous partagerions un studio avec Hasna, ma petite amie depuis deux ans. Si l’idée de prendre notre envol nous enchantait, les parents de Hasna se montraient plus tièdes. Surtout son père, propriétaire d’un entrepôt et de bateaux de fret, qui escomptait pour sa fille unique meilleur parti qu’un vulgaire fils de pêcheur.
— Si Nafi a pu avoir une bourse, c’est qu’il est intelligent. Tu préférerais un gendre idiot ?
Sa mère avait l’art de me défendre et de me mettre mal à l’aise à la fois. J’adressai un appel à l’aide muet à Hasna, de l’autre côté de la table ; elle se contenta d’étouffer un rire dans la pâtisserie que sa mère avait préparée.
Je venais chez elle les jeudis après-midi, à l’heure où le soleil disparaissait derrière les falaises et où ses reflets cristallins perlaient la mer. Sa maison donnait sur le port. Les volatiles en avaient fait leur terrain de jeu favori. C’était une lutte acharnée pour les tenir éloignés du panier de pêche fraîche que je portais à ses parents. Du poisson en échange de pâtisseries faites maison et des yeux envoûtants de Hasna.
Souvent la voix de son père s’immisçait dans la cuisine et se disputait avec sa femme à notre propos. Nous ne le voyions jamais qu’à travers le rideau de perles et la fumée de son narguilé. Il parlait comme si nous n’étions pas là.
— Des jeunes hommes intelligents, elle ne trouvera que ça là-bas. C’est bien pour ça qu’on paye aussi cher pour l’y envoyer.
— Intelligents, peut-être, mais beaux… Des garçons bien faits dedans comme en dehors, ça ne se déniche pas sous le pied d’un chameau, rétorqua sa mère en découpant pensivement ses pâtons.
Hasna pouffait franchement et moi, je devins aussi écarlate que son hijab. On louait souvent ma peau cuivrée, tout juste dorée par le reflet du soleil sur les vagues. Dans ma famille, tout le monde sentait le poisson ; d’après Hasna qui aimait enfouir son nez dans mon cou, j’avais l’odeur du désert et des cheveux ondulés de la douceur du sable. Elle aimait aussi mes lèvres trop larges et ma mâchoire saillante — raison pour laquelle je ne me laissais pas pousser la barbe. Mais c’étaient mes yeux noirs qu’elle préférait, ils me donnaient un charme ténébreux, soi-disant. On en riait parce qu’on savait tous deux que j’étais tout sauf « ténébreux ». De toute façon, c’est Hasna qui avait récupéré les plus beaux yeux, deux grandes amandes effilées qu’elle cachait derrière ses immenses lunettes.
— Quelle importance qu’il soit beau ou qu’il réussisse de brillantes études, râla son père. Il n’est pas pour elle. Il finira à la botte d’un sahir. Les gens comme lui ne font pas partie de notre monde.
Cette fois, Hasna ne souriait plus, elle affichait une moue peinée ; sa mère cachait son nez dans sa vaisselle pour ne pas avoir à me regarder. Je pouvais encaisser la plupart des offenses de son père, pas celle-là. Alors, nous nous levions et sortions discrètement. Dans la tiédeur du soir et des embruns marins, Hasna ouvrait grand ses bras pour respirer un peu. On descendait quelques rues et on se faufilait sous le tamaris à l’abri des regards fureteurs. Elle s’excusait pour son père, puis on se bécotait.
Quand j’y repense, il n’est pas surprenant que nous ayons rompu peu après notre rentrée à Sidih-Ur. Nos embrassades ressemblaient plus à deux amis qui se consolent qu’à de l’amour. J’étais pourtant persuadé de l’aimer.
L’arrivée à la capitale a tout changé.
18 commentaires
Nicolas Bonin
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Il y a un an
Marion_B
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Il y a un an
LuizEsc
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Il y a un an
clecle
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Tiphaine Levillain
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Carazachiel
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Adele Maine
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LuizEsc
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Il y a 2 ans