Fyctia
Chapitre 7 (2/2)
« - Dès qu'il est revenu, Darnik a réussi à les faire cesser, poursuivait Ess' d'une voix atone, même à ses propres oreilles, le regard perdu dans le passé duquel il essayait de s'extraire, et les yeux chauds de larmes traîtresses qui démentaient sa froideur vis-à-vis de ce maudit passé. Il a essayé de les raisonner, de les apaiser. Il avait un don pour parler drôlement bien, sourit-il en se souvenant de son très cher ami, son frère. Il a réussi à les convaincre de me laisser en vie. Alors ils m'ont banni au lieu de m'achever, et ils l'ont banni lui aussi parce qu'il avait osé prendre le parti du monstre. Je n'étais plus qu'un tas de viande sanglante et d'os brisés, alors il a dû échanger la bague de sa mère, tout ce qui lui restait d'elle et il en était fier, contre un canasson pour me porter. C'est comme ça qu'on s'est retrouvés sur les chemins, et que mon choc, ma triste et ma terreur se sont mués en rage haineuse. À l'époque, je me battais beaucoup, je n'avais trouvé que la violence pour canaliser tout ce que je ressentais. Voilà l'origine de mon nom. J'ai provoqué des combats que j'aurais pu éviter, j'ai blessé et tué des hommes, des humains, sans même m'en rendre compte tant j'étais en proie à la folie meurtrière. Je voulais leur faire payer toute la méchanceté et la stupidité de leur race.
- Je n'aime pas les humains non plus, glissa doucement Sigrid, les yeux posés sur les vieilles bottes usées d'Ess'.
- Je le suis à moitié, sourit-il, exposant ses chicots pointus et jaunâtres, cassés pour certains. Par ma mère, il paraît. Je ne l'ai pas connue. Bref. Je me suis calmé il y a longtemps et, une fois que la haine ne m'aveuglait plus, j'ai vu que ce n'était pas une question que race, mais d'individus et de comportement collectif.
- Alors tu es plus sage qu'il n'y paraît, Ess'nek, soupira-t-elle en sortant de ses pensées et relevant les yeux jusqu'aux siens. Que vas-tu faire, maintenant ?
- Poursuivre ma mission. Que faire d'autre ? J'ai un contrat et mes employeurs du moment ne sont pas du genre commode. C'est la tribu des Cornes Neigeuses, le clan de bisons-garous. Deux des leurs ont disparus, ils pensent enlevés par le sorcier du seigneur, et ils n'ont retrouvé que leurs cadavres desséchés dans la forêt.
- Evliras pourrait sûrement t'en dire plus à ce sujet. Ta mission est donc d'éliminer le mage et le seigneur ».
Il hocha la tête et un sourire carnassier étira les lèvres de Sigrid.
« - Concernant Evliras, que va-t-il lui arriver ? lui demanda Ess', inquiet pour ce gamin qu'il trouvait sympathique, qui leur avait quand même sauvé la vie et que le clan de Sigrid ne voulait pas en raison de sa race et de sa magie en passant totalement sur sa bonté – décidément, quel que soit le bord, l'Homme ne changerait jamais.
- Je ne permettrais pas qu'il lui soit fait le moindre mal, promit-elle, féroce, la lèvre supérieure retroussée sur ses dents. Mais effectivement, il ne peut pas rester ici, et il est incapable de prendre une décision. Ou de survivre seul. Il va falloir que nous la prenions pour lui.
- J'ai déjà du mal à les prendre pour moi, alors impliquer d'autres gens dans mes mauvais choix... surtout des innocents comme Evliras !
- Il n'a qu'à venir avec nous, décréta soudain la femme-warg, l'air déterminé et étrangement soulagé, en soutenant son regard, le défiant tacitement de s'y opposer.
- Avec nous ? Comment ça ?
- C'est simple : toi, tu dois tuer le seigneur et le mage. Moi, je veux tuer le seigneur et le mage. Et dans tous les cas ils doivent disparaître pour ne pas capturer Ev, qui finirait à coup sûr sous forme de cadavre desséché dans la forêt... et ce sans doute après lui avoir chèrement fait payer sa trahison. Toi et moi, nous sommes des guerriers, nous pourrons veiller sur lui. De toute manière, il est comme toi : il n'a nulle part où aller. Quant à moi, je sais que ce clan est le mien mais... je ne le reconnais plus, souffla-t-elle soudain, visiblement en proie à la tristesse et au doute, en baissant la tête. Exclure Ev à cause de sa race et de sa magie, ou même le tuer puisque certains l'ont suggéré, n'est pas digne de nous... ou alors peut-être seulement pas digne de moi, je ne sais pas. Surtout après tout ce que ce gamin a fait pour moi. Je ne lui tournerai pas le dos ».
Apparemment, tenter une mission suicidaire aux côtés d'un fou sanguinaire et d'un gosse effrayé par son ombre semblait moins la déranger que de rester ici. Ess' apprécia. Quant à lui, égoïstement, un peu de compagnie l'enthousiasmait. Sa réputation le disait solitaire, les faits tendaient à le prouver, mais dans son cœur il en était loin. Il sentit son visage se fendre d'un grand sourire, une expression qui lui fit mal aux zygomatiques et devait étirer bizarrement son nez tout cabossé et le tas de cicatrices dessus et autour. Une tête sans doute assez effrayante, surtout accompagnée de sa longue tignasse sale toute emmêlée et de sa carrure imposante et musculeuse liée à sa moitié de gènes orcs. Pourtant, toujours loin d'être impressionnée, Sigrid lui rendit son sourire, une expression prédatrice qui aurait sûrement, elle aussi, incité le commun des mortels à vérifier le verrou de la porte au crépuscule.
« Ben on va bien s'amuser, tous les trois ! Ça fait longtemps que j'ai pas causer à quelqu'un d'autre que moi ! »
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