Fyctia

« Aide-moi donc ! Ton vieux père n’est plus tout jeune... »

Le regard perdu sur un imposant navire au loin, Damien Turi entendit à peine les remontrances de son aîné à son égard. L’objet de son attention était La Princesse Écarlate, mais surtout, sa figure de proue aux courbes étonnamment suggestives. La pénible besogne du quotidien pouvait bien attendre.

Comme chaque fois qu’il avait le bonheur de s’extasier sur la beauté flottante, il se demanda si la muse qui lui avait valu ce surnom, la princesse Loria, était aussi belle et aussi cruelle qu’on le disait à la taverne.

Le bâtiment naval était en train de longer les côtes bordées des falaises escarpées de la province de Thorie. Sculptées par des siècles de duel entre elles et la violence des vagues s'écrasant contre leurs parois, elles offraient à la région son relief si particulier et étonnant. Même s’il rêvait de quitter ce village de pêcheur sur le déclin, Damien ne se lassait jamais de les admirer lorsqu’il pêchait en pleine mer.

Malgré le spectacle qui se jouait devant ses yeux, Damien finit néanmoins par tourner la tête vers son père qui, planté sur son étroite petite barque, le fixait d’un œil mauvais. Ses deux billes brunes, renfoncées dans leurs orbites et cernées par les plis tombants de ses arcades sourcilières brillaient sur son visage émacié. Eirik Turi tenait à bout de bras son éternel filet de pêche usé. Ses mains calleuses, abîmées par une vie en mer, serraient le cordage avec fermeté.

« N’y songe même pas mon p’tit, maugréa Eirik alors qu’il entreprenait de hisser seul son matériel dans sa misérable barque, sous le regard traînant de son fils.

— Et si j’pouvais le faire, justement ? Je ne suis pas plus incapable qu’un autre après tout », argua avec fiel Damien, qui, la seconde d’après, se pencha pour attraper nonchalamment la partie du filet qui était encore étalé sur le sable.

Eirik Turi, pêcheur expérimenté avec plus de quarante ans de pêche en mer à son actif, arrêta net son geste et considéra son fils un instant : les mêmes yeux que les siens, l’air niais, mais la stature d’une brindille qu’un coup de vent parviendrait à soulever...Damien ne survivrait jamais à un service au sein de la flotte des Thairnoyr, si petite soit-elle en comparaison avec celle des Orhan.

Eirik Turi soupira de dépit.

« Ça, tu vois fiston, j’en doute. T’sais à peine dans quel sens tenir un harpon, et tu voudrais rentrer dans la marine royale ? Laisse-moi rire ! » fustigea-t-il, un rictus dédaigneux tordant le coin de ses lèvres.

Le jeune se rembrunit et le vieux éprouva tout à coup des remords de briser avec tant de véhémence les ambitions de son enfant. Mais son unique progéniture, dans sa fringante jeunesse, n’avait aucune idée de ce dans quoi elle souhaitait s’engager. Servir dans la marine des Thairnoyr, ou dans n’importe quelle autre fonction de leur armée d’ailleurs, c’était renoncer à fonder une famille pour se donner corps et âme à la royauté.

Eirik Tori en savait quelque chose. Il avait d’ailleurs lui-même renoncé à jouer aux marins chevronnés. Il était retourné dans son petit village de pêcheurs et avait ravi le cœur, aimait-il penser, de la dernière fille bonne à marier qui n’était pas encore trop âgée pour lui donner un héritier.

Aujourd’hui, la jeunesse avait déserté le village, attirée par l’appât du gain. Que ce soit le fait de servir au sein de la marine royale, ou dans celui des mercenaires qui sévissaient dans le détroit du Sarpan, il y avait de toute façon plus de bénéfices à se faire là-bas qu’à pêcher.

— Quand t’sauras comment nourrir une famille, on réfléchira. Pour l’instant, j’aimerais juste que tu puisses déjà me soulager dans les tâches du quotidien.

— T’verras », marmonna Damien dans sa barbe en même temps qu’il haussait les épaules.

Un bruit retentit contre le plancher de la barque. Damien avait tort de croire que l'âge avancé d’un individu rimait avec surdité. Énervé par l'impertinence de sa descendance, le vieillard venait de jeter son outil de travail au sol.

« Répète ce que tu viens de dire, mon garçon ? » demanda le vieux loup de mer d’un ton menaçant, à bout de patience.

D’humeur réfractaire à l’autorité paternelle, le gringalet se redressa, bomba le torse et prit l’air le plus fier qu’il put :

« Eh bien, père..., commença-t-il avant de marquer un arrêt, la lippe portée en avant comme si le raisonnement qu’il s’apprêtait à exposer était en train de s’échapper vers l’horizon.

— T’as vu un fantôme ou quoi ? » questionna Eirik avec ironie.

Damien prit appui sur le bord de l’embarcation qui tangua, et Eirik manqua de perdre l’équilibre. Agacé, il suivit les simagrées de son fils jusqu’à ce que ce dernier finisse par tendre le bras pour pointer du doigt des débris sur lesquels Eirik ne posa même pas les yeux. Le contraste entre l’atmosphère fraîche et matinale, qui régnait sur place, et l’expression horrifiée de son fils était à la fois étonnant et tristement risible.

Le vieil homme leva les yeux au ciel. Il ne ferait jamais rien de ce gamin.

« Tu vois, c’est ce que je disais : t’es tellement dégourdi que t’as même pas remarqué les débris qui s’échouent depuis plusieurs jours sur la plage. Un navire a dû tomber sur un os ! C’est pour ça qu’il faut faire attention. Avec toi comme timonier, La Princesse Écarlate finira en Princesse Fracassée à la première brise venue ! » tonna Eirik.

Son fils n’eut aucune réaction, le regard toujours fixé sur la plage. Eirik se posa la question de savoir si Damien savait au moins la signification du mot Fracassé, car il avait déjà fallu lui expliquer celui d’Écarlate. Le pêcheur était d’ailleurs certain que ce qui intéressait le plus le jeune dans le navire du frère du Roi, c’était les courbes de sa figure de proue.

« Pa’...

— Tiens tu m’donnes plus du Père, comme un futur pète-cul de la marine royale que tu penses devenir un jour ? Y’a du progrès !

— Un corps », lâcha un Damien laconique, ce qui changeait de ce dont Eirik avait l’habitude.