Fyctia
Rednit
Il se réveille en sueur, la gorge sèche, les yeux brûlants. D'un geste réflexe, il tourne la tête vers la droite : elle est bien là, à ses côtés, la bouche entr'ouverte, le souffle régulier. Il se lève tout doucement, prenant bien soir de ne pas la perturber dans son sommeil. Céline. Il ne peut s'empêcher de sourire en regardant la belle endormie... Il enfile un tee-shirt et doucement, tout doucement, ouvre avec précaution la vieille porte de la chambre en retenant sa respiration, marche sur le plancher en bois craquant en suivant un itinéraire précis comme si c'était un champ de mines, parvient dans la petite salle à manger-salon sans faire du bruit, expire un grand coup, mobilise ses neurones, et essaie de se remémorer ce qui, de toute évidence, n'avait été qu'un rêve.
Tout avait pourtant l'air si réel... La déception de Mel, puis le bar, Ben, ses problèmes de couple, les bières, la longue discussion, le cognac, son indécision, le cognac son manque de courage, encore le cognac... Pourquoi avait-il rêvé de tout cela, alors qu'il était avec Céline ?
Jimmy soupire : "Culpabilité, quand tu nous tiens..." La veille au soir, pour la première fois, elle lui avait dit qu'elle l'aimait. Il avait reçu ces mots comme un ballon de foot dans le ventre. Secoué, il n'avait pas su quoi répondre. Il s'était contenté d'un "je suis heureux" - pas la réponse qu'elle souhaitait, évidemment, mais juste assez satisfaisante pour éviter de la froisser. Après tout, ils venaient de faire l'amour, les hormones du bonheur encore en effervescence dans leurs têtes et leurs corps suffiraient à faire passer cette réponse mi-figue mi-raisin.
Il s'étaient vite endormis, elle blottie contre lui, lui couché sur le dos, les yeux au plafond. Et puis il y a eu ce rêve... Jimmy regarde la vieille horloge héritée de sa grand-mère : 5h27 du matin. Que faire ? Essayer de retourner dormir ? Impossible, les réminiscences du songe qui l'a mis en nage vont le tourmenter. Écrire, alors. Il ouvre un tiroir, soulève une pile de vêtements en désordre, en soutire un carnet à la couverture banalement noire. Un verre d'eau fraîche, et c'est parti pour une nuit blanche d'encre.
**
"Vise toujours la lune : même si tu rates, si tu as de la chance, tu attraperas peut-être une étoile". En temps normal, je penserais aussitôt que ce bon vieil Oscar Wilde a dû se retourner mille fois dans sa tombe tant sa citation a été galvaudée et modifiée à toutes les sauces. Mais ces simples mots en-dessous d'un sourire éclatant ont suffi à m'éblouir, et à me convaincre que la personne qui l'avait écrite là se trouvait déjà parmi les étoiles. Au-dessus du sourire éclatant, six lettres : C-Lyne.
Je ne réfléchis pas plus d'une microseconde ; je revêts ma panoplie de pêcheur d'étoiles, ajuste ma canne télescopique, et lance ma ligne à C-Lyne : "J'étais dans les ténèbres ; grâce à toi, je viens de trouver mon chemin vers le firmament". J'hésite avant d'envoyer... c'est franchement du romantisme à deux balles... Mais après tout, pourquoi pas ? Avec un peu de chance, elle aime les romans à l'eau de rose et elle va trouver ça mignon... Et puis j'ai rien à perdre. Allez hop !
Je butine depuis une demi-heure sur le site de Rednit, passant d'un profil à l'autre. Je me suis attardé sur une douzaine d'entre eux, soit pour un sourire engageant, soit pour un regard profond, ou bien accroché par une description intéressante... J'en ai sélectionné une poignée parmi mes favoris pour y jeter un oeil plus approfondi ultérieurement. Mais C-Lyne est la première qui retient vraiment mon attention : je sens comme une connection, une alchimie - chose étrange pour moi, d'autant plus étrange qu'il a suffi d'une courte description assortie de quatre photos pour me faire cet effet. Ce genre de connection peut donc se ressentir à travers d'Internet ?
Je me lève de mon ordinateur pour aller me faire un thé. C'est bête, mais je me sens comme un ado pré-pubère amoureux transi qui attend désespérément que la fille qui lui plaît lui fasse un signe... Comme si cette C-Lyne allait voir mon message tout de suite... Et encore, si elle daigne y répondre... Au fait, peut-être qu'elle est connectée en ce moment ? J'ai même pas pensé à regarder... Argh ! Vraiment ? Une citation incorrecte d'Oscar Wilde et quatre photos, ça te fait cet effet ? Jimmy, contrôle-toi, mon gars ! Je me retiens de retourner tout de suite devant mon écran et regarde la lune et les étoiles par la fenêtre... Non, ne pense pas que C-Lyne est au firmament et que tu es partie la chercher, espèce d'andouille !
Je détourne mon regarder du ciel nocturne et me rappelle ma première réflexion quand, au cours d'une conversation entre amis, Ben a mentionné ce nouveau site de rencontre, Rednit : "Rednit, Rednit... Ce serait pas un jeu de mots avec "Red knit", ça ? "L'union rouge", quelque chose comme ça ?
- Et voilà l'intello bilingue qui se la ramène ! avait plaisanté Ben.
- Je suis pas convaincu du nom, mais j'aime beaucoup les jeux de mots - surtout les mauvais.
- Jimmy, on s'en fout de ce que ça veut dire ! C'est le top des sites de rencontre, c'est ça qui compte.
- Ben, je m'en fiche, je suis casé, moi.
Je suis casé, oui... Je me souviens parfaitement de la boule au ventre que j'avais ressenti ce soir-là en prononçant ses mots. J'étais déjà malheureux dans mon couple, mais je refusais de me l'avouer - et encore moins à mon meilleur ami dont on célébrait alors l'anniversaire. Casé, comme un fichier que l'on classe dans un porte-documents que l'on range dans un tiroir ou sur une étagère. Casé, comme un numéro dans son carré d'encre noire, comme un toutou dans sa niche. Merde, je ne veux pas être une case, moi !
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D'un bond nerveux, Jimmy se lève du bureau. Les doigts tremblants, il porte le verre d'eau à ses lèvres : il n'avale qu'une bouchée d'air, il a avalé tout le liquide depuis longtemps. Depuis qu'il a entrepris d'écrire son auto-biographie, il se sent fébrile. C'est la psy qui lui avait conseillé : "Vous êtes écrivain, alors écrivez ce que vous ressentez, ce qui se passe dans votre tête, dans votre coeur. Ça peut être une bonne thérapie pour vous." Une thérapie qui le mettait dans tous ses états, en tous cas ! Écrire sur sa relation moribonde avec Mel, sur ses aventures avec Rednit, sur la lumineuse Céline, sans savoir comment tout cela allait se terminer, ça le chamboulait. L'exercice était censé être un exutoire, mais rédiger sa propre histoire en temps réel lui paraissait plus de nature à faire naître chez lui une sorte de schizophrénie qu'à résoudre ses problèmes de couple et d'indécision. Il avait du mal à trouver le sommeil, et quand il y parvenait, il n'était pas à l'abri d'un rêve comme celui qui l'avait réveillé deux heures plus tôt.
Il regarde à nouveau sa montre : le réveil de Céline va bientôt sonner. Il va ranger son carnet noir, ce cahier thérapeutique mi-journal intime mi-roman autobiographique, et va la rejoindre sous les couvertures avant qu'elle ne se réveille.
9 commentaires
Lyaminh
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Il y a 4 ans
Tomochili
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Azilizaa
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FleurDelatour
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