Fyctia
CHAPITRE 1 - Joram
Mes yeux s'ouvrent.
La pénombre m'accueille, glaciale et austère. Je suis allongé à plat ventre ma joue droite collée à même le sol, la boue me recouvrant le visage. Lentement, je tente de me relever. J'évite de me précipiter, le sommeil m'ayant rendu quelques forces, je tâche de ne pas les épuiser trop rapidement. Ma nuque me lance et ma bouche est sèche. Je passe instinctivement ma langue sur mes lèvres. Elles sont rappeuses et ont un goût de sel. Je m'assieds sans grand entrain et pose mon dos contre le mur de pierres calcaires qui supporte mon abri de fortune. Je ne vois pas comment ce maigre mur de pierres blanches effritées réussi à résister. Je sais juste que si lui le peut, moi aussi.
Il est là. Robuste malgré ses failles, tenant debout malgré les rafles.
Comme un défi, je ne veux pas tomber avant lui. Je ne veux pas tomber du tout.
Soudain, comme un cri dans la nuit, j'entends une plainte aiguë provenant de la pièce d'à côté. Je soupire, et mes mains tremblent de désespoir. Je suis totalement impuissant à cette détresse humaine qui envahit nos rues, nos habitations, nos villes, nos cœurs et nos vies. Mes yeux se referment et je tente de redonner à mes poumons l'air qui leur manque. La poussière me fait tousser et mes côtes souffrent.
La porte, faite de lattes de bois assemblées les unes aux autres, s'ouvre en un grincement sinistre. Elle tangue sur ses gonds rouillés. Lutfi me dévisage, impassible. Ses yeux ne trahissent aucune émotion et m'interrogent.
-Je vais bien.
Ma voix éraillée résonne dans l'atmosphère feutrée de cette pseudo pièce. Lutfi acquiesce, et je m'aperçois enfin de son état de fébrilité. Il triture sa chemise crasseuse dans un geste d'impatience et pose ses yeux sur la petite couverture aux motifs souillés, gisant à mes pieds.
-Elle dort encore, dis-je en laissant traîner mon regard sur le corps chétif d'Aya.
Lutfi enchaîne en chuchotant :
-Il faut qu'on bouge. Ça devient dangereux ici.
Il tourne les talons et repart d'un pas lascif.
Mon cerveau m'adresse de légers signaux d'alarme. Lui aussi est usé. Sans perdre un instant, je pose mes mains crottées sur les cheveux fins d'Aya, qui dort à poings fermés, serrant instinctivement un vieil ours brun, aussi grand que sa main. Je souris à cette vision. Un sourire sincère et triste. Lui aussi nous a suivi. Il n'a pas lâché sa main une seule seconde. Même dans les moments où la panique nous a fait perdre la majorité du groupe, il l'a soutenue, dans ses cris, dans ses doutes et dans sa peur. C'est drôle comme on peut se raccrocher à des choses aussi insignifiantes que ça. Un mur, un ourson en peluche... Chaque petit détail encore debout après d'horribles moments, nous rapproche un peu plus de la sortie et on se le dit tous : l'espoir est permis.
Je secoue vigoureusement le petit corps d'Aya, qui ouvre instantanément les yeux. Je peux sentir son souffle chaud balayer mon visage et je vois son regard paniqué quand elle plonge ses yeux dans les miens.
-Chut, je chuchote, comme pour la calmer.
Mais elle sait. Du haut de son jeune âge, elle comprends. Le même sang coule sans nos veines, et un simple regard suffit.
Rapidement, elle se retrouve entre mes bras, pelotonnée contre mon torse. Elle pleure de tout son corps, son petit ours pendu le long de sa cuisse éraflée. Ses sanglots silencieux sont comme des coups de poignard à travers ma poitrine.
C'est à ce moment que mon cœur s'emballe un peu trop vite. Si elle craque, je n'y arriverais pas. Il faut qu'elle tienne, qu'elle continue de me croire fort, et d'espérer que la route de la liberté n'est pas loin.
Encore une fois, je tente d'inspirer et d'expirer calmement. Pour elle, je le peux, pour elle j'irais au bout.
Je me lève, Aya toujours dans mes bras. La chaleur qui émane de son petit corps serré contre le mien me réchauffe et m'aide à garder ma lucidité. Nous n'avons pas mangé depuis plusieurs jours et nous épanchons notre soif à même le sol, quand la pluie arrose la poussière et laisse derrière elle des flaques d'eau souillées de boue.
Quand je retrouve Lutfi, il est debout, dans une pièce aussi vaste que celle où nous avons dormi. Il se passe machinalement la main dans les cheveux, et je vois qu'il cherche à rassurer les troupes. Nous sommes une petite dizaine. La majorité sont des hommes. Jeunes. Seules trois femmes nous accompagnent et Aya est la seule enfant.
Je me poste à côté d'une vieille femme aux rides creusées. Elle est seule et paraît si fatiguée que ses cernes sont devenues bleues argentées. Son foulard est noué à la va vite et de la boue couleur rouille recouvre ses mains. Je lui adresse un mince sourire auquel elle répond par un signe de tête. Son regard est éteint, comme vidé, et je réalise à ce moment que la vie menace de tous nous quitter.
Nous écoutons Lutfi nous décrire une nuit de ronde plutôt calme.
-Il faut partir les amis. Nous sommes ici depuis bien trop longtemps.
Cinq jours.
Cinq journées éreintantes à se cacher et à souffrir de la chaleur. Notre groupe est fatigué, pourtant nous savons que la route est encore longue. Chaque pas nous semble insurmontable, cependant notre avancée se précise et nous donne l'espoir de rejoindre les côtes dans quelques jours à peine.
Des murmures et des soupirs accompagnent les paroles de Lutfi. Il est notre guide jusqu'aux côtes et nous avons confiance en lui. Mais l'assemblée que nous formons redoute de ne pas arriver à temps pour monter à bord d'une de ces embarcations de fortune.
C'est la prochaine étape, et nous la voyons tous comme une probable victoire.
D'instinct, je viens soutenir Lutfi. Juste quelques mots pour que la maigre flamme encore en vie ne quitte pas ces hommes et ces femmes qui nous accompagnent.
-Nous y sommes presque. Nous ne pouvons pas abandonner maintenant. Encore quelques efforts et nous y serons les amis. Nous devons partir.
Je vois des paires d'yeux se lever dans ma direction, et Lutfi me lance un regard appuyé comme pour me remercier de mon intervention. Un homme se lève, puis un autre, et ensemble nous commençons à rassembler le peu d'affaires que nous avons. Aya, que j'ai reposée au sol, ne me quitte pas, et ne lâche pas ma main.
Je serre la sienne aussi fort qu'il m'est possible de le faire. Je me raccroche à elle et à son innocence, qui je le sais, ne sera plus jamais la même désormais.
Je m'imprègne de sa chaleur au creux de ma paume.
Elle ne le sait pas, mais comme tous mes compagnons d'infortune à cet instant même : je suis terrifié.
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Sue_Auteure
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Il y a 7 ans
Fanny, Marie Gufflet
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Il y a 7 ans
Alicia Monteiro
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Il y a 7 ans
Myjanyy
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Fleur des îles
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funckygirl
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Myjanyy
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Il y a 7 ans