{"ops":[{"insert":"Nous quittons enfin la sombre forêt et pénétrons dans une vallée enclavée, dominée par deux immenses masses rocheuses. Les toits de Rochemort sont recouverts d’une épaisse couche de neige. La camionnette traverse le centre du village, désert à cette heure. Des façades usées, collées les unes aux autres forment des rues étroites et faiblement éclairées. J’ai le sentiment que rien n’a changé depuis ma dernière visite. Ce sont les mêmes murs gris, les mêmes petits commerces désuets… La même église au clocher affaissé. Ce qui me frappe, c’est cette austérité latente. Nous sommes le vingt-et-un décembre et je ne vois aucun ornement décoratif annonçant l’arrivée de Noël. Il n’est pas très tard et de la lumière filtre encore à travers les rideaux et les volets clos des habitations. Mon esprit est aussi morose que cet endroit. \nEn quittant la place de l’église, nous nous engageons sur un large chemin de terre qui grimpe jusqu’à une série de maisons anciennes, plus largement espacées en comparaison de celles qui se trouvent un peu plus bas. Le chemin est mal entretenu, truffé de nids de poules et de caillasses. Je suis secoué sur mon siège, ce qui n’apaise en rien la céphalée qui me vrille toujours le crâne. Paupières closes, mâchoire serrée, j’attend que la tempête passe. Toutefois, je ne peux m’empêcher de les ouvrir à l’approche d’une bâtisse imposante construite à l’orée de la forêt. La camionnette ralentit, puis s’arrête. Le conducteur garde le moteur allumé et, sans un mot, me fait comprendre qu’il est temps pour moi de sortir. La morsure du froid m'agresse immédiatement au visage et aux mains dès que j’ouvre la portière et quitte avec soulagement le véhicule crasseux. Je récupère mon sac de voyage avant de me tourner vers Perrin. \n<< Merci pour votre aide. >>\nLe vieil homme balaie mes remerciements d’un bras flasque. Il s’éloigne sous l’épaisse averse de neige. Je suis les phares du regard dont la lueur s’amenuise progressivement avant de me tourner vers ce qui fut autrefois mon “chez moi”. L’ancienne maison de maître se dresse devant moi. Elle non plus n’a pas beaucoup changé depuis mon départ… Toujours la même façade de pierre grise recouverte de plantes grimpantes, ou plutôt ce qu’il en reste. Je gravis les quelques marches qui mènent à la porte d’entrée. Sur le mur, près de la sonnette, se trouve une plaque dorée sur laquelle est gravée : "},{"attributes":{"bold":true},"insert":"DOCTEUR F. LACOMBE : GENERALISTE ; THANATOPRACTEUR. "},{"insert":"\nSans plus tarder, je presse le bouton. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvre sur un homme grand et mince vêtu d’un élégant costume en tweed marron. Son visage émacié, orné d’une barbe grise bien entretenue affiche une expression de sévérité et de stupeur. \n<> \nMon père fait un pas sur le côté et je pénètre dans le vaste corridor de la maison. La première chose qui me frappe en entrant, c’est l’odeur de bois ciré et d’huiles essentielles. Une fragrance familière qui serait apaisante, si elle n’en couvrait pas une autre beaucoup plus… chimique. Je dépose mon sac près de l’escalier, soulagé d’être enfin au chaud quand je suis soudainement pris d’un vertige. Une main se pose sur mon épaule et m'empêche de m'écrouler. De son bras libre, mon père indique le salon à droite de l’escalier. \n<< Installe toi, je vais t’examiner. >> \nLa pièce dans laquelle j’entre est la plus vaste de la maison. Une cheminée, d’antiques canapés et fauteuils aux tapisseries délavées, des meubles en bois volumineux. Des tapis à motifs démodés recouvrent le sol, quant aux murs, ils sont ornés de tableaux représentant des scènes de chasses et de planches anatomiques désuètes. Pénétrer dans cet endroit, c’est un peu comme un voyage dans le temps. Aucune trace de technologie, si ce n’est un poste de radio posé dans un coin de la pièce. Je m’installe sur le canapé situé au plus près de la cheminée. Les flammes crépitent dans l’âtre et dégagent une douce chaleur. Mon attention se porte sur la multitude d’ouvrages à la fois récents et anciens qui nichent sur les étagères de la bibliothèque. La chaleur du foyer m’envahit et je retire ma veste que je dépose près de moi. Mon père ne tarde pas à revenir, sa sacoche de travail à la main. Il s’installe près de moi pour examiner la plaie à ma tempe. Pour la seconde fois, il me demande ce qu’il s’est passé. Je lui fais le récit de l’accident sans trop entrer dans les détails, tout en me soumettant à ses examens médicaux. Ses gestes sont mécaniques, dépourvus de douceur. \n<> \nLes minutes qui suivent sont désagréables et plutôt éprouvantes. Malgré la précision de ses gestes, je peux sentir l’aiguille glisser sous ma peau jusqu’à ce que la blessure soit entièrement refermée. Mes mains restent crispées sur mes genoux durant toute l’opération. Le silence règne dans le salon, perturbé uniquement par le cliquetis des instruments chirurgicaux. Je suis le premier à le rompre au bout de quelques minutes.\n<> \nSes mains restent en suspens et son regard morne croise le mien avant qu’il ne reprenne là où il s’est arrêté. \n<>\nJ’en déduis qu’il s’est lui-même occupé de l’embaumement. J’ai toujours trouvé les deux fonctions de mon père très paradoxales. Un médecin au service des vivants et des morts… Il y a de quoi effrayer les plus superstitieux.\n<>\nUn soupir s’échappe de ses lèvres. Il achève son travail et rassemble ses instruments. J’ai la sensation que la peau de mon front est étirée en arrière. \n<>\nDit mon père en quittant le salon. J'abandonne le canapé et la chaleur du feu pour le rejoindre au bout du couloir, devant une porte close. Enfants, Arthur et moi étions effrayés par cet endroit. Quel individu doté de raison se réjouirait d’abriter des défunts chez soi ? Nous avions interdiction d’y descendre seuls, et cela nous arrangeait bien. Je constate que ce sentiment de malaise ne m’a pas quitté et j’hésite soudain à suivre le médecin. Ce dernier a déjà disparu dans l’escalier. Debout dans l’encadrement de la porte, j’inspire profondément avant de le suivre. Les marches en bois vermoulu grincent à chacun de mes pas. \nLe sous-sol se caractérise d’un long couloir jalonné de portes closes. Au bout de celui-ci se trouve l’ascenseur et… La morgue. L’odeur chimique que j’ai sentie plus tôt se révèle beaucoup plus forte ici et me donnent la nausée. Le docteur Lacombe me tient la porte battante le temps que j’entre dans la pièce aux surfaces carrelées et immaculées. Mon regard est tout de suite attiré par la paillasse centrale, sur laquelle est allongé un corps recouvert d’un draps blanc. Le cœur battant, je m’approche de la dépouille et tire doucement le linceul d'une main tremblante pour dévoiler son visage…\n\n"}]}

LE VILLAGE ENCLAVÉ [1]