Fyctia
Au cœur des âmes - Chapitre 39
Le temps me semble long. Au-dessus de nous, la lumière décline et je crains de ne pas pouvoir interroger le père de Waban. Il est capitale pour moi de comprendre la raison de sa présence ici, même si pour cela nous devons prendre le risque de nous faire démasquer. Il a des réponses, j’en suis persuadée.
Durant toute notre observation, Nashoba et moi avons remarqué l’aspect cyclique des changements de postes. Celui en place ne devrait pas tarder à…
— Le garde bouge, annonce Nashoba dans un murmure.
Je respire en profondeur, tout en essayant de ne pas faire trop de bruit. Il est difficile pour moi de maîtriser le flot d’émotions qui m’assaille. Inquiétude, peur, curiosité, tristesse, elles se mélangent et forment un nœud au niveau de ma gorge.
Le métamorphe taureau s’éloigne, et, avec une infinie prudence, nous sortons de notre cachette. Les cellules sont disposées de manière à ce qu’aucune d’entre elles n’ait vue sur une autre. Si cet agencement nous arrange, il ne fait que renforcer mon sentiment d’injustice. Chaque prisonnier n’aperçoit que ces bourreaux à longueur de temps.
Nashoba et moi traversons le sentier de terre en nous baissant pour nous faire les plus petits possibles. Nous atteignons à peine la geôle que le père de Waban se lève d’un banc de bois, pour se précipiter sur la grille. J’ai un mouvement de recul.
Le visage émacié et vêtu d’un simple linge tâché par la crasse, il nous fixe, les yeux écarquillés. Ses lèvres bougent, mais aucun son n’en sort.
— Ne criez pas, soufflé-je. Nous ne vous voulons aucun mal.
— Leïka, finit-il par articuler.
J’opine du chef avec un léger sourire, en espérant que cette expression avenante le rassure. Le voir dans cet état me comprime la poitrine. Que ferait Waban en le trouvant aussi humilié ?
— Danger. Partez !
Le père de Waban balance ses bras, comme affolé.
— Nous devons savoir qui vous a enfermé ici, et pour quelles raisons, expliqué-je.
— Nous ne nous en irons pas avant, ajoute Nashoba avec plus de fermeté.
Tour à tour, il nous observe, comme s’il cherchait à confirmer notre présence devant lui.
— Parfois, fu… fusion animai mau… mauvaise.
Que cela est un lien avec notre union ne me surprend guère. Notre informateur déglutit avec difficulté. Nashoba se met alors à farfouiller dans son sac, tandis que j’épie les environs en quête d’un quelconque danger.
— Tenez, de l’eau.
Il tend sa gourde au père de Waban, qui la vide d’une traite. Puis ce dernier reprend.
— Le cœur choisit. Mais avec man… manque de temps, cer… certains trouvent autre animal.
— Parce qu’ils arrivent au bout des trois années accordées, ils capturent une espèce au hasard pour s’unir à elle ?
Le père me confirme ma déduction en hochant la tête. Je suis sidérée, et en même temps peu surprise de cette nouvelle. J’imagine les conséquences désastreuses de ceux fusionnant leur âme avec celle d’un être qui ne leur est pas destiné.
— Mauvais équilibre. Début de la folie.
— Comment se fait-il que ce soit possible ? lui demande Nashoba.
— Iktómi.
Le prénom du monarque résonne au creux de ma tête comme si je venais de découvrir la solution d’une énigme complexe.
— C’est lui qui préside les cérémonies ! Mais, il doit bien se rendre compte que les âmes fusionnées ne sont pas jumelles.
Le père de Waban acquiesce à nouveau.
— Les autres sont-ils au courant ? le questionne Nashoba. Le conseiller aussi ?
Cette fois, notre interrogé baisse les yeux vers le sol. Je n’ose pas porter mon regard dans cette direction tant imaginer la déchéance qui s’y trouve me révulse.
— Je le déteste, affirme Nashoba. Alors si cette enflure à quelque chose à voir avec cette aberration, j’aimerais autant le savoir.
Une fois encore, il nous confirme notre intuition. J’aurais des milliers de questions à lui poser, mais le temps nous manque. Je laisse donc la première qui vient sortir.
— La folie de ceux qui n’ont pas fusionné avec leur animai est-elle contenue par la magie ?
— Non. Séparation des âmes. Moi, savoir. Moi, être juste humain.
Sa confidence n’a pas la possibilité de faire sens dans mon esprit : un râle plus loin atteste que le danger est proche. Très proche.
— Leï, nous devons y aller.
J’ai beau comprendre l’importance de notre départ imminent, afin de demeurer en vie, ma frustration prend le dessus.
— Mais il reste encore tant de réponses à obtenir !
— Ce n’est pas en nous faisant capturer que nous les aurons.
Nashoba ne me laisse pas le choix. Il saisit ma main et m’entraîne derrière lui. J’ai simplement le temps d’entendre le père hurler le prénom de son fils.
***
Au coin d’un feu, je regarde les flammes danser, les yeux dans le vague. Seul son crépitement me rattache à l’instant présent. J’ai du mal à assimiler ce que nous avons vu aujourd’hui.
Aponi et Machk, que nous avons retrouvé près de la cascade, sont eux aussi très marqués. Les prisonniers sont exploités pour creuser la tombe de leurs camarades. Le sol est si dur dans les montagnes, à cause de la roche, que leurs doigts saignent.
— Qu’est-ce qu’on fera quand on rentrera au camp ? demande Machk en me sortant de mes sombres pensées.
— Il est clair que les monarques sont des personnes néfastes, s’exclame Nashoba. Mon père aussi. Je ne laisserais pas passer ça.
— J’aimerais que mes frères et mes sœurs aient la possibilité de s’unir à leur âme jumelle, déclare Aponi. Peu importe le temps que cela leur prend de la trouver. Et toi, Leï ?
Tous m’observent, dans l’attente de ma réponse. Je ne sais pas par où commencer. Je souhaiterais que le père de Waban et tous ces prisonniers retrouvent leur liberté.
Je ne m’attendais pas à ça ni à l’éventualité d’arracher une âme animale à celle avec laquelle elle avait été fusionnée, et cela soulève tant de questions. Est-ce possible de dissocier un animai de son hôte ? Est-ce le fait que ces gens soient redevenus humains qui a rétrogradé leurs capacités intellectuelles ? Ou bien ce sont les conditions dans lesquelles ils vivent ?
— Je veux des réponses. Et j’irais où je suis certaine de les trouver : auprès d’Iktómi.
— Sans animai ? intervient Nashoba.
— A priori, j’ai bel et bien des dons chamaniques. Sans quoi, je n’aurais pas pu pénétrer dans l’esprit du loup pour faire diversion. En apprenant à les canaliser, j’arriverai peut-être à m’en servir pour me protéger.
— Et puis, tu peux compter sur nous, ajoute Machk. Dès que nous serons rentrés, je m’unirai à mon âme jumelle.
Je lui souris, infiniment reconnaissante de pouvoir me fier à son amitié.
— Que vas-tu faire avec le loup ? lui demande notre camarade.
— Je n’en sais rien. Je n’ai aucune envie de fusionner avec un animal aussi cruel. Cela ne me représente pas.
Ces mots me renvoient à une blessure encore fraîche. Néanmoins, je comprends son ressenti. Alors, à défaut de pouvoir changer la situation, je glisse ma main sur la sienne en guise de soutien. Nos regards se captent, et me donnent l’intime conviction d’être à ma place en étant à ses côtés. Quoi qu’il puisse arriver.
5 commentaires
Isabouille
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Il y a 3 ans
Caro Handon
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Il y a 3 ans
Leenargent
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Il y a 3 ans
Caro Handon
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