Maxandre Chamarré JUDITH Chapitre 6

Chapitre 6

Je ne pouvais pas reculer. Si je voulais m'éloigner, il fallait que je lui tourne le dos.


« Pourquoi ?


Ma voix avait chuté en prononçant ma question. Il sembla hésiter et pourtant je savais qu'il était sûr de lui.


— D'abord, parce que j'étais intrigué. Je voulais vous connaître. Ensuite, parce qu'il y a eu suffisamment de morts jusque-là.


Je pinçais les lèvres pour ne pas grimacer.


— C'est vous qui dites ça ?


— Est-ce bien la complice d'un assassin qui me pose cette question ? répliqua-t-il.


Je croisai les bras. Parfois, je me disais que le froid me déconnectait de moi-même. Savais-je seulement sur quelle route je m'aventurais en me rapprochant de cet homme dans le seul but de le...


— Vous jugez sans accepter d'être jugée, Judith. Peut-être allez vous accepter le fait que vous vous êtes trompée sur mon compte...


— On me dit souvent que mon instinct est bon pour juger les gens, le coupai-je.


— Qui vous dit ça ? Votre ami ? Vos parents ? Ils sont tous morts avant de vous voir accomplir votre destinée. Ils n'ont pas eu la chance de voir votre vraie nature.


La Seine, gelée et dépeuplée, se dépliait loin devant moi et pourtant je me sentais prisonnière. Je me retournai, pour le voir à nouveau. Nos bustes s'entrechoquèrent, il m'avait suivie.


— Je suis désolé, je n'aurai pas dû dire ça.


— Et si mon instinct était vraiment bon ?


— Que vous dirait votre instinct ?


Une générosité naturelle, voilà ce qui me venait à l'esprit.


— Dites-moi qui vous êtes, si vous pensez vraiment que l'image que je me fais de vous est fausse. Ou alors, ce n'est que votre égo qui parle...


Il s'empara de mes bras pour me contourner et continuer sa glisse.


— Qu'est-ce que vous voulez savoir ? cria-t-il dans mon dos.


Je glissai derrière lui.


— Vous ne craignez pas de venir ici, la nuit, sans milicien pour vous protéger ?


— Non.


Sa réponse lui paraissait si évidente.


— Non ? répétai-je en écho.


— J'ai su, à l'instant où je me suis engagé à l'hiver 2023, que je finirai assassiné. Tôt ou tard. Je prends les risques qui me font envie et je laisse le destin décider du moment qui sera le mien.


Il fit demi-tour et me frôla, il me chuchota à l'oreille.


— Il n'y a que ça qui vous intéresse, Judith ?


Ses mots s'insinuèrent sous ma peau pour me faire frissonner.


— Qui étiez-vous, avant les vagues de froid ?


Un rire franc, presque enfantin, s'échappa de sa gorge.


— J'étudiais à Paris I.


Lui aussi.


— L'Histoire et la Sociologie. Je voulais devenir prof, charmer des amphis et non des foules, confia-t-il.


— Vous vous étiez trompé de vocation !


Il marqua quelques secondes de silence, pour reconnaître mon trait d'esprit.


— J'ai surtout cédé à la tentation...


Je me rapprochai de lui, nous étions passés sous le pont. Il faisait noir et pourtant je savais qu'il me regardait droit dans les yeux. J'entendais sa respiration, et j'avais même l'impression de la sentir, tiède contre mes joues.


— Pourquoi ?


— Ça va vous surprendre mais je me suis engagé parce que j'ai la profonde conviction que les révolutions n'accouchent jamais d'un bon système politique. C'est trop brusque et violent par essence. Il y a trois ans, je ne voulais pas laisser le champ libre à cette classe politique qui est restée les bras ballants pendants des décennies. Ils savaient qu'on fonçait droit dans le mur. J'ai eu l'arrogance d'imaginer que je pouvais recoller les morceaux.


— En créant l'anarchie dans la ville de Paris ?


— En 2023, la situation qui s'est vite dessinée était composée de trois camps, pour simplifier : celui du gouvernement en place, celui des libertaires et celui des citoyens confrontés à une précarité invivable. Les citoyens ne trouvaient pas de recours dans le gouvernement. Les libertaires, que j'ai rejoints, voulaient tout annihiler sans aucun projet de refonte. Que se passe-t-il quand on détruit tout sans refaire un ordre ? Le peuple ne veut que l'ordre finalement, après un bref moment d'insurrection. Alors, des groupes récupèrent nos miettes et remettent l'ordre et je peux vous dire, Judith, que c'est ordre est tout sauf social. Ce qui n'est pas dans mes convictions...


Il était de plus en plus proche, je sentais véritablement son souffle cette fois-ci.


— Donc vous me dites que vous avez fait tout ça pour empêcher qu'un régime rigoriste se mette en place ? C'est insensé, réfutai-je.


— J'ai essayé et, je vais vous confier quelque chose que peu de gens de mon entourage savent aujourd'hui : c'est toujours mon but. Si ma carrière a été aussi fulgurante, c'est parce que le Bruxelles a vu en moi un pantin facile à manier. Ils se sont trompés, jamais ne leur céderai un seul morceau de moi-même, et de mes convictions. Ce sont eux qui m'ont offert cette position mais je ne fais que mentir aux uns et aux autres.


— Ça tout le monde s'en doute. On sait que vos ambitions ne se limitent pas à Paris.


Mon regard s'était accommodé à l'obscurité et je le voyais parfaitement.


— Mais personne ne sait comment je compte m'y prendre et quel type de politique je compte proposer !


— On voit les résultats à Paris.


J'entendais toquer contre le pont, comme si la ferraille avait une sorte de vie en elle-même. Même Montmarcy leva le nez au ciel.


— Ma politique était d'atténuer les dégâts, ça aurait pu être bien pire, commenta-t-il.


Sa pomme d'Adam apparut alors qu'il déglutit. Son regard s'ancra à nouveau sur moi, plus perçant.


— Maintenant, Judith, avez-vous une autre question ? susurra-t-il dans notre proximité, plus dangereux.


— Où sont vos parents ?


Cette question m'étonna moi-même quand je la prononçai.


— De l'autre côté de l'enceinte, je suppose. Je n'ai plus de nouvelles depuis deux ans. Ils avaient tous les moyens pour me contacter. Mon père est peut-être retourné vivre aux États-Unis. »


Ça toqua plus fort contre le pont, comme un bruit de mon enfance. Lui et moi ne réalisâmes qu'au bout de quelques secondes, d'abord enivrés par notre nostalgie.


« Il pleut ! » m'émerveillai-je.


Nous glissâmes alors jusqu'à l'extérieur, une averse tomba sur nos manteaux. Il regardait le ciel, l'eau coulait sur son nez droit, formait des larmes sur ses joues.


Nous riions. Il s'approcha de moi.


« Tenez mes avant-bras, nous allons faire quelque chose d'amusant », me proposa-t-il.


Je m'exécutai, il m'imita. Alors, ses patins prirent de l'élan, en cercle, et il m'entraîna dans son mouvement. Nous tourbillonnions comme des enfants. Ça ne semblait pas le déranger d'apparaître si vulnérable devant moi.


Des éclairs apparurent dans le ciel. Nous glissions. Je faisais des allers-retours, vers lui et loin de lui. Jusqu'au moment où un large morceau de glace cassa sous moi.



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11 commentaires

StarryHand

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Il y a 3 ans

Chapitre incroyable, comme tous les autres ! Ils sont vraiment trop mims ❤️. En plus c’est super intéressant de rentrer un peu dans le détail de ce qui a fait leur Histoire (la Commune et tout) Par contre je soutiens que c’est inhumain de nous laisser sur cette fin !

Camille Andersen

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Il y a 3 ans

à nouveau, quelle chute (de chapitre) !

Maxandre Chamarré

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Il y a 3 ans

De chutes en chutes... Hâte d'en rediscuter avec toi à la fin de l'histoire. J'espère continuer à te surprendre :)

Emeline_Ka

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Il y a 3 ans

Si je peux me permettre quelques remarques, je ne comprends trop pas ce passage sur la destinée / vraie nature, MMM parle de quoi exactement ? J'ai l'impression qu'il fait des raccourcis dans ses propos 😅

Maxandre Chamarré

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Il y a 3 ans

Coucou, merci pour ton commentaire ! Bien sûr, avec la limite de signes, j’ai dû me contenter d’un dialogue succinct. N’hésite pas à me dire quelles phrases tu n’as pas comprises en particulier de manière à ce que je puisse changer ça à la correction.

Emeline_Ka

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Il y a 3 ans

C'est vrai que j'oublie cette limite ! Et pardon, j'ai écrit "trop pas" alors que c'est vraiment pas mon genre, je voulais dire "pas trop" 😆
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