Fyctia

(Cyril Jiguin)

On peut dire que dans mon métier j’ai vu de tout : des veuves éplorées qui s’avèrent les plus rapaces en matière de testament comme ceux qui refusent des taudis que leurs défunts leur ont laissés. Mais aujourd’hui c’est étrange. L’ambiance est différente… est-ce parce que Georges m’a parlé de chacun d’entre eux ? Clairement j’ai déjà ma propre opinion sur tous les héritiers et je sens que cela va faire grand bruit. D’ores et déjà pour ceux du premier rang qui ne sont là qu’attirés par la part du gâteau.

Il est temps pour moi de dégainer…

– Georges Mulonier a écrit en ma présence, une lettre que je dois vous lire à voix haute et je certifie qu'il était sain d'esprit, tout comme pour son testament qui va suivre et qui a été dicté devant deux témoins.

"Bonjour à tous,

Ah qu'est-ce que j'aimerais voir votre tête ! Ce sera mon seul regret d'être déjà mort lorsque vous en prendrez connaissance, mais si le Bon Dieu m'attend là-haut, alors croyez bien que je ne manquerais pas le spectacle !

Tout d'abord, fille indigne, je veux que tu saches que si je te donne une part du gâteau, c'est uniquement pour que tu ne puisses faire autrement que fermer ta grande gueule et ne pas la ramener ! Ah Dieu que c'est bon de pouvoir se lâcher par écrit ! J'imagine déjà tes petites grimaces de comédienne quand tu sortiras ton mouchoir et feras semblant de t'essuyer les yeux."

Alors que tous les regards se braquent sur l’intéressée, on peut découvrir qu’en parfaite comédienne, celle-ci était effectivement en train de se tamponner des yeux bien secs. Démasquée, elle range brusquement son mouchoir et prend un air de circonstance tandis que la lecture reprend. A l’inverse, je remarque un sourire narquois sur le visage de sa propre fille.

Je reprends la lecture : "Mais bon, passons donc aux choses sérieuses maintenant. Clarisse, si ces derniers temps, tu t'es comportée comme une vraie petite conne, on pourrait penser que tu ressembles à ta mère. Or, moi je suis persuadée que tu es bien différente et cela va être le moment pour toi de décider si tu as davantage hérité de ton grand-père ou de tes parents. Alors si tu veux plutôt me ressembler, prends tes responsabilités et accepte les conditions de ce testament, qui feront de toi une vraie petite femme, voir une guerrière."

Il est clair que cette dernière partie de la lettre n’a pas laissé indifférent les principaux intéressés et d’ores et déjà, Madame Sillon de Picodon se redresse et m’invective :

– Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? Mon père ne peut en aucun cas avoir écrit de telles horreurs ! Je suis son unique descendante et ma fille n’est encore pas majeure donc cela devra uniquement passer par moi. Et que font ces gens ici ?

Comme à chaque fois que des héritiers ne sont pas d’accord avec un testament, je me charge de la calmer en lui rappelant les règles et obligation d’un tel document. Puis comme je n’ai pas fini ma lecture, je leur annonce qu’il y a une suite.

"Jadeline, toi, en revanche, tu auras été un magnifique rayon de soleil dans ces dernières années qui me restaient à vivre. J'aurais tant aimé que ma fille ait ta gentillesse, ta simplicité et tout cet amour que tu donnes à tous ceux qui en ont besoin. Vraiment tes parents t'ont bien élevée. En revanche, je ne comprendrais jamais pourquoi tu es si braquée contre les hommes. Te rends-tu compte que par tes parents Martiniquais, tu bénéficies d'un super métissage. Tu es un peu la seconde fille que j'aurais eu sur le tard ! Aussi, te voilà placée au même titre que Clarisse pour la part d'héritage. Et ne songe même pas à faire une donation quelconque au couple d'empotés que sont ses parents, car c'est une cause de révocation de ce testament. Et si cela devait arriver, tout serait donné à l'Etat !

Justin Talonye, toi aussi, j'ai eu le bonheur de te connaître mais hélas un peu trop tardivement. J'ai beaucoup d'admiration pour toi. Tu as mûri bien avant l'heure et ta sœur peut être fière de ce frangin qui ne l'a jamais abandonnée et a mis sa vie entre parenthèses pour l'élever. Tu as un cœur énorme et j'ai été très sensible pour l'aide que tu apportes à toute ma génération de vieux croulants. Autour de moi, je n'entendais que du bien à ton sujet. Et puis ces sorties bénévoles que tu organisais pour nous emmener en excursions une fois par mois, c’était génial ! Toi aussi, tu méritais ta part du gâteau... enfin je veux dire vous aussi car avec ta sœur, vous hériterez d'une part.

Mais attention, ne vous réjouissez pas trop vite car j'ai préparé pour vous un petit test pour vérifier que vous mériterez bien ce cadeau que je vous fais. Vous aurez quelques jours pour y réfléchir avant de donner votre réponse à mon notaire.

En effet, si vous acceptez ce testament, je vous veux, Clarisse, Jadeline, Justin et Mallaury, tous les quatre, ce 26 septembre prochain, prêts pour partir à bord d'un camping-car. Ce ne sera pas vraiment des vacances. En réalité, vous allez faire le tour de notre hexagone avec des étapes précises ainsi que des énigmes à résoudre ou des défis. Chaque étape réussie vous permettra d'avancer. Vous avez trois cent soixante-cinq jours pour le réaliser ! Pour tous les détails de mon jeu, vous aurez une note explicative. Je voudrais également préciser à Honorine et Baptiste que s’ils refusent de laisser partir ma petite fille, leur part serait supprimée comme pour les autres. N'oubliez pas : c'est tous ensemble ou personne ! Sur ce, bonne réflexion !"

Tandis que je distribue à chacun les papiers détaillant précisément, pour les uns, la somme qu’ils pourraient toucher et pour les autres, le côté technique de cette aventure, je constate ce silence de plomb qui s’est abattu dans la pièce. Si certains savaient que le défunt était riche, personne n'aurait imaginé une telle ironie de sa part pour permettre de toucher le jackpot. Chacun semble désormais réfléchir dans son coin. Mais comme aucune question ne m’est posé, aidé du livret explicatif que je leur ai remis, je reprends l’essentiel du testament. Puis je leur fixe un nouveau rendez-vous pour la semaine prochaine. C’est à ce moment-là qu’ils seront chargés de me donner leur réponse.

Je ne sais pas pourquoi mais je ne suis pas certain que tous accepteront de mettre leur vie entre parenthèse pour une durée d’un an. J’en avais fait part à Georges mais celui-ci avait souri et m’avait affirmé que je pourrais être surpris. J’espère qu’il ne s’est pas trompé et les connais bien car moi-même, j’ai pris un remplaçant pour toute la durée de cette aventure.