Fyctia
4 octobre 1940
Je suis allé à l'école ce matin. J'ai retrouvé Jean, mon meilleur ami. Il avait cette tête toute blanche, ce faux sourire, ces cernes qu'ont les gens quand ils ne sont pas heureux, quand ils ne sont plus heureux. On s'est retrouvé, comme d'habitude, à sept heures trente en bas de chez lui. Il avait sa casquette clouée sur sa tête, pour cacher sa mine peu enjouée, mais moi je le voyais, en dessous de sa courte visière, ce qu'il voulait cacher.
Il m'a lancé un : "Salut !" Je lui ai retourné le bonjour mais après, on n'a plus parlé. On avait les mains dans nos poches et on avançait, comme ça, avec nos petits sacs fixés sur nos épaules. Il n'osait pas parler et moi non plus. Je voulais lui demander : "Ça s'est bien passé ton week-end ?" Mais je ne l'ai pas fait, et lui non plus. Normalement, c'est la première chose qu'on se raconte, le matin, en se retrouvant ; on veut connaître les aventures du dimanche, on veut entendre, écouter attentivement les épopées fabuleuses de son ami, le lundi de bon matin.
Mais cette journée, elle commence avec un goût étrange, un goût désagréable, qui reste longtemps en bouche. Et je pourrais me brosser les dents, jusqu'à les limer complètement, rien ne changerait. Je pourrais me laver, me savonner durant des années, l'odeur dans l'air serait, à cet instant précis, toujours la même.
"Les sanglots longs
Des violons
De l'automne
Blessent mon coeur
D'une langueur
Monotone."
À ce moment là, à ce moment où, mon ami et moi, marchons l'un à côté de l'autre, je me remémore ces quelques vers, de Paul Verlaine. Je me souviens, dans la librairie, dans un livre tout petit, ces courts mots, qui, assemblés, avaient fait battre encore plus vite mon petit cœur. Le souffle court, j'avais demandé à papa, en tendant à bout de bras ce petit recueil qui s'appelait, je me rappelle Poèmes saturniens et puis, très rapidement : "Je peux le prendre ?" Et puis, il avait hoché de la tête. Aucun mot n'était nécessaire. Aucun. Parler n'aurait servi à rien dans ce court lapse de temps durant lequel nos deux yeux s'étaient éclairés de centaines, de milliers d'étoiles.
Depuis, j'ai toujours gardé sous mon oreiller, le même petit livre. Je l'ai lu et relu, alors, il est tout abimé. Pour rien au monde, je m'en séparerais même si je le connais par cœur. Désormais, il est devenu un bout de moi et l'on ne pourrait me l'arracher. Ce serait comme si l'on me volait tout entier, comme si l'on m’amputait des deux pieds. Et puis, à chaque fois que je le regarde, je revois les milliers d'étoiles dans les yeux de papa. Je revois à chaque fois ses yeux qui disaient : "Il aime ce livre, comme moi, il aurait pu choisir des milliers d'autres, entassés à côté, mais il a ouvert celui-là, comme pour me dire, dans cette langue muette, que nous sommes pareils."
Jean s'est immobilisé. Autour de nous, les feuilles froissées par le vent de l'automne. Le ciel est gris, nos cœurs aussi. Et là, il m'a pris dans ses bras, non, je le sais, on n'est pas tout seuls, je le sais, et ça me fait encore plus peur. La pluie s'est mise à pleuvoir. Elle nous a trempés de sa tristesse, a dégouliné sur nous, comme si nous n'étions pas là. Elle ne nous a ni regardés de travers, ni évités. Et sur nos joues, des larmes sont tombées. On se consolait sans s'être dit ce qui n'allait pas. Moi dans ses bras, lui dans les miens.
Et puis, on s'est lâchés, on avait assez pleuré, les larmes et les gouttes de pluie avaient finis par noyé la tristesse de notre présent. Le ciel gris avait fini par épongé les nuages de nos cœurs. On a couru pour rattraper le temps qui nous avait dépassé mais on n'a pas réussi à le dépasser, parce qu'il avait pris trop d'avance. On est arrivés en cours quand le maître avait déjà commencé à parler, mais il a fait un signe de la tête pour qu'on entre. Et toute la journée s'était passée comme ça, entre pluie et nuages.
Le soir, je suis rentré, totalement épuisé, abattu par la vie ayant décidée d’être cruelle. J'ai retiré mes chaussures mouillées. Papa m’a tendu le journal, un peu plus tard, une fois rentré de la librairie. Il savait que je voulais savoir. Il m’a chuchoté : « Le dis pas à ta mère » et il m’a abandonné, alors que j’avais ce journal en main, alors qu’il venait de sous-entendre : « Maintenant, tu peux comprendre, tu dois comprendre. »
Et, je voulais le tenir par le bras, lui demander comment on fait pour être grand. Mais, il ne s’est pas retourné. Il m’a laissé, tout seul, face au journal de plusieurs pages. En petit, il est inscrit vendredi 4 octobre. Dès ce jour, 4 octobre 1940, les juifs étrangers pourront être mis dans des camps d’internement. Je m’arrête là, après une seule phrase, car je ne peux aller plus loin. C’est trop dur, c’est ça être adulte ? Je ne veux pas l’être, alors, je ne veux plus.
8 commentaires
Nascana
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Il y a 5 ans
Juliannä Böö
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Il y a 5 ans
Florence. P
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Il y a 5 ans
EvyCharly
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Il y a 5 ans
Little-Lilah
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Il y a 5 ans