Fyctia
Balthazar
Un homme est fait de choix et de circonstances. Personne n'a de pouvoir sur les circonstances, mais chacun en a sur ses choix — La Part de l’autre.
« Je n’avais pas prévu autant d'embouteillages », déclare mon père, embarrassé, avant d’ajouter : « Il est de plus en plus difficile de se déplacer en voiture à travers la ville avec toutes ces zones piétonnières. »
Il connaît mieux que quiconque mon aversion pour les endroits bondés. On a finalement trouvé une place de parking et nous nous dirigeons vers le marché d’automne.
« Dis-moi que cette fille est sous contrat, Bal. C’est important.
— Je lui ai préparé un contrat, et demain je compte aller le lui présenter. Disons qu’il y a eu un petit accrochage. »
Mon père soupire et ricane dans sa barbe grisonnante de trois jours au plus.
« Quoi ?
— Ça ne dure jamais bien longtemps avec toi, mon fils. »
Il me donne une tape sur l’épaule, son expression faciale hésitant entre dépit et moquerie.
« Tu sais, c’est toujours difficile les débuts d’une collaboration, surtout quand on ne connaît pas la personne avec qui on est amené à travailler.
— Tu as commis une erreur avec ta précédente employée. Et cette erreur est tenace, car tu n'oses même plus avoir de voiture !
— Oh tu sais, le vélo c’est pratique, et bien plus écologique !
— J’entends bien, mais tu dépends de moi pour venir en ville.
— Ah, c’est vrai que j’adore venir en ville : la foule…»
Quelqu’un d’énervé nous frôle en s'énervant pour se frayer un passage alors qu’il n’y a pas beaucoup de monde.
« Les gens qui te bousculent… »
Je vois un sdf à la figure mi-figue mi-raisin se racler la gorge, avant de cracher par terre :
« Et cette élégance venant de certains…
— Oui oui, tah les étoiles mon fils.
— Exactement ! Et tu sais ce équivaut l'élégance des étoiles, à mes yeux ? »
Mon père me jauge, intrigué. J’ai l’impression qu’il s'attend à ce que je me lance dans une déclaration d’amour pour la figure paternelle et ce moment privilégié que nous sommes en train de passer. Nous nous sommes figés l’espace d’un instant. Je me penche alors vers lui, le regarde droit dans les yeux, et me retiens d’exploser de rire tout en chuchotant à son oreille :
« Le Hasard, papa. »
Il dodeline du chef et du haut de son corps avant de baisser les bras et reprendre son allure d’homme pressé, emmitouflé dans son long manteau noir, la mine renfrognée en marmonnant quelque chose à propos du "Mektoub" qui est la notion de destinée dans sa culture maternelle.
Je rigole et le rattrape : c'est qu’il est encore actif pour son âge !
« Je plaisante.»
Pas tout à fait. Le Hasard revêt une élégance que peu sont capables d'apprécier. Ils nous pousse à faire des choix. Il nous fait quelques fois sortir de notre zone de confort, et en ce qui me concerne, ce n'est pas du luxe.
Mon père me jette une œillade puis je vois ses lèvres s’étirer en un petit sourire discret. Nous arrivons au stand préféré de mon père, et ce, depuis des années et à chaque marché saisonnier : les 1001 thés.
Le patron ne nous a pas encore aperçus, mais sa fille nous a reconnus. J’ai presque vu grandir cette gamine. Je me pose contre le bois de l’extrémité du stand et observe mon père : plus petit que moi, il a une aisance naturelle avec les gens que j’envie. Je rends son sourire à la jeune femme et regarde droit devant moi. Mais qui vois-je ? Mon employée non officielle, disparue, et qui de surcroît est en train de nous fixer.
Elle a l’air aussi surprise que moi. J’ouvre la bouche pour l’appeler, parce que je veux briser la glace, parce qu’elle pense peut-être pouvoir passer à autre chose sans s'expliquer, mais mon père m’appelle :
« Bon Bal, tu choisis quoi ? »
Je vois un petit béret noir courir dans la foule, pas question que je la traverse tout seul, je soupire. Le marchand s’étonne :
« Ben elle a oublié qu’elle avait payé ou quoi ? »
« Je la connais, elle habite dans ma rue.», lancé-je avec un demi-sourire. L’homme, plutôt costaud, les pommettes relevées et rougies, sourit et me tend le paquet.
« Je connais Yous’ depuis un bail, je te fais confiance ! »
Mon père sourit de plus belle. Je capte son regard et lui fais part d’une vérité qu’il est déjà censé savoir depuis longtemps :
« Pa’, je n’y connais rien en thé. »
Mon regard se perd sur le monde qu’il y a autour de nous. Mon malaise grandit et mon cœur est prêt à sortir de sa poitrine. La fraîcheur du mois de novembre est déjà bien installée, mais j’ai terriblement chaud dans ma veste en jean. L’air est frais et abondant, mais j’en manque. Je vois un gamin qui ne veut plus tenir la main de sa mère, mais qui pourtant le force à rester auprès d'elle. Je revois ma propre maman, lâchant ma main dans un moment d'inattention. Je cligne des yeux, déglutit et regarde mon père.
« Pa… »
J’ai tout ce qu’il faut, pour toi et moi. On va passer par l’arrière. Dans la voiture, je ne dis rien. Pas un mot ne sort de ma bouche. J’ai plus de trente ans, et il m’est impossible de me trouver sur un marché bondé. Et mon père ne va plus se risquer à me tenir la main : la situation se révèlerait aussi embarrassante pour lui que pour moi.
J’ai honte. Mais en même temps, je n’y peux rien. Qu'est-ce que j'aurai aimé être capable de courir après Annie, en poussant les gens et en riant comme un niais devant le comique de la situation. Mais c’est au-delà de mes forces. Parfois, c’est la circonstance qui occulte la possibilité de faire un choix.
17 commentaires
Mary Cerize
-
Il y a 2 ans
Anne-Estelle
-
Il y a 2 ans
Suelnna
-
Il y a 2 ans
Lexa Reverse
-
Il y a 2 ans
Gwenygwen
-
Il y a 2 ans
Christellaa
-
Il y a 2 ans
Suelnna
-
Il y a 2 ans
Mira Perry
-
Il y a 2 ans
Amphitrite
-
Il y a 2 ans
Gottesmann Pascal
-
Il y a 2 ans