Fyctia

J'essaye tant bien que mal de me calmer avec les exercices de respiration censés m'aider mais le sang est toujours là et leurs voix résonnent dans ma tête.

_Brooke ? Tout va bien ?

La porte s'ouvre sur Kaitlyn. Elle s'approche lentement de moi, l'air inquiet. Je ne comprend d'abord pas pourquoi, ce n'est pas comme si elle pouvait voir ou entendre cette vision d'horreur puis je me souviens que je pleure toujours.

Je ne lui répond pas. Elle s'accroupie à ma hauteur et m'enlace avec douceur. Son contact me surprend et m'aide à me concentrer. Les voix se taisent progressivement et le sang disparait lui aussi.

Nous restons un moment dans cette position, sans bouger, puis Kaitlyn me relâche prudemment.

_Ça va ?

_Je... oui, désolée.

J'essuie rapidement mes larmes, honteuse. Je n'ai jamais craqué comme ça devant qui que ce soit, pas même devant mes amis parisiens.

_Tu veux en parler ?

Pendant un bref instant, j'envisage de me confier. Mais la culpabilité et la tristesse m'en empêchent aussitôt. Je ne veux pas voir dans son regard de la compassion ou pire du dégoût. Alors, je me redresse et relègue au second plan ces émotions sur lesquelles j'évite de m'attarder.

_Non, je préfère éviter.

Kaitlyn se relève aussi.

_D'accord, mais si jamais tu as besoin, je suis là, OK ?

Elle semble vouloir insister mais se ravise.

L'une des citations préférées de Lana s'impose dans mon esprit. "Avant de chercher à guérir quelqu'un, demandez-lui s'il est prêt à renoncer aux choses qui l'ont rendu malade."

Je sais que je ne vais pas pouvoir continuer comme ça éternellement mais je ne suis pas prête à affronter le passé. Pas prête à la laisser partir.

Alors je hoche la tête et me tourne vers la porte.

_On ferait mieux d'aller se coucher.

Kaitlyn acquiesce et passe devant.

Le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvre nous parvient alors.

Kaitlyn m'adresse un regard qui semble dire "courage". Elle file se coucher auprès d'Alli qui dort déjà tandis que je sors de ma chambre. Même si je n'en ai pas envie, il faut que je parle avec Jaden.

Dans les escaliers, je tombe sur Brandon qui lui monte. Nos regards se croisent brièvement avant qu'il ne détourne le sien et s'éloigne.

Je ne sais pas pourquoi mais il semble être de mauvaise humeur. Quoique ce n'est pas vraiment étonnant, c'est Brandon après tout.

Jaden est assis sur l'herbe dans le jardin, une cigarette à la main. Il relève la tête lorsque j'arrive. Je fronce les sourcils et il l'éteint immédiatement.

Je déteste qu'il fume et il le sait. Il avait eu une période après la mort de maman où il ne faisait que ça. Heureusement, il a finit par réduire sa consommation et ne fume que lorsqu'il est stressé.

Je m'installe à côté de lui. Je ferme les yeux et profite du vent qui caresse mon visage. Il n'y a pas un seul bruit, l'instant est paisible. Si seulement le temps pouvait se figer...

_Ça fera cinq ans demain...

Je rouvre les yeux et contemple les étoiles. Cette nuit, le ciel est complètement dégagé et les étoiles sont plus nombreuses que jamais.

_Tu te souviens de ce jour-là ? Continue avec tristesse Jaden.

Comment l'oublier ? J'avais 11 ans à l'époque mais je me rappelle de chaque détail comme si c'était hier.

Je me souviens que j'avais cours de maths avec Mme Carré. Il était 14h et je m'ennuyais comme le reste de la classe. Je préférais regarder les voitures qui défilaient par la fenêtre plutôt qu'écouter la prof débiter son cours d'une voix monotone.

De toute manière, Lana, assise à côté de moi, m'enverrait la leçon le soir-même, comme d'habitude. Derrière nous, Jules et Fabien tentaient de nous voler des affaires pour nous faire réagir. Au fond de la salle, Enzo dormait profondément et la prof faisait semblant de ne pas s'en rendre compte malgré les ronflements. Et Chloé était en train de discuter avec une fille -Ava ? Ou peut-être Eva.

Bref, c'était une journée comme toutes les autres. À un moment, Fabien donna un coup dans ma chaise suffisamment fort pour attirer mon attention. Je me tournai et il m'indiqua d'un signe de tête la secrétaire du directeur qui discutait avec Mme Carré. J'étais tellement perdue dans mes pensées que je ne l'avais même pas entendue arriver. Les deux me fixaient, l'air grave.

Soudain, la prof se raccla la gorge.

_Brooke, le directeur demande à te voir.

Étonnée, je me levais néanmoins.

_Qu'est-ce que t'as fait ? Chuchota Lana lorsque je passais derrière elle.

_Aucune idée, je soufflais.

Avant que je parte, je vis Enzo qui s'était enfin réveillé mimer avec ses lèvres :

_Tu nous racontera !

Je hochais la tête et suivais la secrétaire.

C'était une grande femme austère qui ne me portait pas dans son cœur -sûrement à cause de sa voiture que Jaden et ses amis avaient arrosée de peinture (c'était celle du prof de physique qu'ils visaient mais elle n'avait pas voulu comprendre). Cependant, elle ne cesser de me lancer des regards pleins de compassion.

Une fois arrivées devant le bureau du directeur, elle toqua trois fois et m'adressa même un petit sourire navré.

_Entrez !

Je fis ce qu'on m'avais indiqué et le directeur m'invita à m'asseoir en face de lui.

Jaden arriva à son tour quelques minutes après. Il ne semblait pas surpris d'être convoqué (il avait fini par s'y habituer) mais plutôt que je le sois.

_Les enfants...

Le directeur ne semblait pas à l'aise et tripotait son stylo.

_Je ne sais pas comment vous annoncer ça...

Assis à côté de moi, Jaden commençait à s'impatienter.

_Votre mère a eu un accident de voiture il y a quelques heures...

Je cessai aussitôt de respirer. La suite se déroula rapidement, comme si j'étais absente.

Le directeur nous annonça l'inévitable : notre mère n'avait pas survécu. Elle était morte sur le coup, mais n'avait pas souffert, il était désolé et nous adressait toutes ses condoléances.

Jaden s'énerva.

_Ce n'était pas possible ! Vous mentez, répétait-t-il inlassablement.

Et j'étais d'accord avec lui. Maman ne pouvait pas être morte, je l'avais vue ce matin avant de partir à l'école et elle allait bien. On avait prévu d'aller chercher Lucas à la maternelle et de faire des crêpes pour le goûter.

Le reste est un peu vague. Je souviens vaguement de Jaden qui agresse le directeur, de tante Olivia qui arrive en pleurs, des textos de mes amis pour me demander si je tenais le coup, de papa qui restait enfermé dans sa chambre, de Lucas qui réclamait maman mais qui devait se contenter de ma présence, de Jaden qui rentrait tard le soir et qui puait le tabac.

Le pire a été l'enterrement. Papa était effondré, Lucas ne comprenait pas ce qu'il se passait et Jaden était muet. Les voisins nous avaient apporté des plats que nous n'avions pas mangé et tante Olivia était rentrée chez elle, à Toulouse.