Al' Heure du changement.. Huit heures du soir Chapitre 2

Chapitre 2

3h50


La fatigue qui se lit sur la moitié du visage non caché par le masque du chirurgien n’est rien face à son inquiétude. Au bloc, il fait mine de rien et s’active, mais son cerveau n’est pas de cet avis. Peut-être est-ce trop tard pour récupérer le bras de la jeune femme ? Comment ne pas s’en vouloir ? C’est bien à cause de lui qu’elle est dans l’incertitude de pouvoir un jour se resservir de son bras. Les tentations de se rassurer en se disant que cela était nécessaire sont vaines. Et l’adrénaline est bien plus puissante que la fatigue en l’instant précis où il visse la nouvelle plaque, droite et neuve. La dernière vis signe la fin d’une longue journée.


–Si vous voulez bien la refermer, j’ai une faim de loup, il est temps que j’aille manger.


Personne ne parle, tout le monde acquiesce.

--


Le sandwich qu’il engloutit à la cafétéria n’a pas de goût, mais il s’en préoccupe peu. Ce temps est une pause très largement mérite. Mais tout médecin marié a deux vies : sa vie au travail et sa vie familiale.


  • J’ai une grande nouvelle, mon amour, je te retrouve à la maison. J’ai récupéré Eliott. Je t’aime.


Un message qui devrait lui remplir le cœur de joie. Mais comment faire lorsque sa grande nouvelle est une mutation définitive dans le Sud ? Le rêve dont ils parlaient sur l’oreiller après l’adoption d’Eliott, leur fils. Un rêve dont elle l’a convaincu pour, en réalité, se rapprocher de sa seconde famille : deux autres filles et son autre compagnon.


Trois enfants, deux hommes, mais un seul mari, lui. Peut-être que cela joue en sa faveur, peut-être devrait-il lui pardonner, lui expliquer. Mais comment ? Comment expliquer à la femme avec qui on se voyait faire sa vie, avec qui on a déjà un enfant, que l’on a découvert sa double vie ? Se plonger dans le travail, voilà son échappatoire.


L’arrivée de Francesca aux urgences n’a été que la porte de sortie pour éviter une soirée tendue en tête à tête avec sa femme. Une soirée à la regarder faire comme si de rien n’était, à préparer le dîner en berçant gentiment Eliott, âgé de deux mois qu’ils ont adopté le mois dernier. Lui serait rentré en posant son sac et son manteau dans l’entrée. Il se serait approché pour embrasser Eliott et s’en serait occupé en prétextant vouloir réduire sa charge mentale. S’il l’aurait fait sans arrière-pensées il y a un mois, il n’en est rien aujourd’hui.


C’est bien évidemment son meilleur ami qui l’a averti après avoir intercepté un message sur le téléphone de la joueuse, posé négligemment sur la table basse du salon de leur maison. Bien sûr que l’amour rend aveugle. Bien sûr qu’il n’avait rien vu et avait simplement bu les paroles de sa femme en lui vouant une confiance aveugle. Bien sûr, les déplacements dans le sud toutes les deux semaines n’étaient pas pour son travail. Bien sûr qu’il comprend désormais pourquoi avoir refusé d’avoir un enfant biologique. Une grossesse de 9 mois, comment la cacher lorsque l’on rend visite à sa seconde famille toutes les deux semaines ? Impossible d’excuser une absence aussi longue.


Mais les questions se suivent dans sa tête. Pourquoi une seule vie ne lui suffisait pas ? Pourquoi lui, un chirurgien accompli ? Doit-il essayer de sauver leur couple ? Mais comment sauver un couple quand la confiance n'est plus ? Pourquoi devrait-il s’acharner à sauver un couple dont la chute n’est pas de sa responsabilité ? Qu’en est-il de la seconde famille ?


-Docteur ?


L’infirmière de bloc interrompt les pensées divergentes du chirurgien. Son masque baissé, elle hésite à parler malgré le fait que le chirurgien l’invite à poursuivre.

–Et bien… La jeune femme avec la clavicule a disparu.

-Pardon ?!


En un seul mouvement, il est debout, le sandwich est bien oublié et son cœur au repos rompt désormais à tout battre. Une enquête pour disparition serait une très mauvaise publicité pour l’hôpital. Mais ce n’est pas vraiment la première pensée qui lui vient à l’esprit. L’inquiétude règne surtout pour une personne ayant été admise, à l’origine, pour une tentative de suicide. L’inquiétude règne encore plus en sachant que c’est Francesca, l’une de ses patientes.


–Elle a simplement disparu. Elle s’est réveillée, a passé la radio post-opératoire et elle a disparu dans le couloir lorsqu’elle attendait le brancardier.

–Bien, vérifiez le rez-de-chaussée et le premier étage. Je pars de mon côté.

–Très bien.


Une course se lance, un compte à rebours mental se crée. L’homme n’a sûrement jamais monté aussi vite des escaliers de sa vie. Niveau 1, 2, 3… La porte qui mène vers le toit. Ouverte, grande ouverte, retenue par une pierre. Il court comme il court les jours de pluie et il se sent libre. Il court comme il courait dans les rues de Paris les premiers jours de sa vie avec celle qui sera sa femme (de sa vie ?).


Il souffle enfin lorsqu'il la voit, à deux mètres de lui, ni trop proche, ni trop éloigné du bord. Dans sa robe d'hôpital, son attelle enfermant son bras gauche et ses cheveux bruns détachés au vent, elle est simple, pure. L’approche se fait en douceur, calmement, avec une prudence certaine. Le bruit des gravillons annonce sa venue et la main qu’il glisse sur son épaule droite ne fait qu’affirmer la présence de l’homme.


–On a bien cru vous perdre, Francesca.

–De façon physique et cardiaque, docteur ? Répond-elle, un sourire en coin aux lèvres.

–Ce fut une journée lourde pour votre cœur, le fatiguer avec des efforts ne fait que l’alourdir.


« Mais que faire lorsqu’il bat deux fois plus vite quand vous approchez, docteur ? » Tel que voudrait le dire Francesca. Mais elle n’en fait rien, préférant se rabattre sur la raison principale de sa venue sur ce toit en levant la tête vers le ciel.


–Je voulais admirer ce ciel dégagé et les étoiles.

–C’est une jolie vue qu’offre le toit de l’hôpital, mais vous devriez rentrer vous reposer.


Lorsque le monde de Francesca se mit à quelque peu vaciller, elle comprit son raisonnement. Se rattrapant de justesse au bras du jeune chirurgien. En découvrant la température corporelle de la femme, proche de l’hypothermie, il passe rapidement son bras sous ses jambes et l’autre derrière son dos pour la déplacer sans lui demander d’efforts.


–Vous grelottez de froid, Francesca… Vous ne devriez pas rester comme cela.

—Je peux marcher, réplique-t-elle au bord de l’évanouissement.

–Vous ne le pouvez, regardez-vous, c’est déjà un miracle que vous ayez réussi à monter ici et que vous y soyez resté aussi longtemps.

–À quoi bon ? Je m’en fiche de toute façon.


L’indifférence, voilà ce qui se lit sur le visage de la jeune femme. C’en est presque terrifiant tant sa sincérité est grande. La situation lui est bien égale : mourir, vivre, se faire du mal, plus rien ne semble l’inquiéter. Elle semble accepter la mort beaucoup plus facilement que la vie. Les yeux verts qui le fixent sont vides, leur sort ne les intéresse plus désormais. La liberté, voilà ce que ses yeux crient.


—On va devoir parler de tout cela, Francesca.

–Demain, s’il vous plaît.

–Demain, alors.


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