Fyctia
51."Cumberland South - Démons (1)"
— Je prendrais des tacos, comme d’habitude. Et un café.
— Compris. Et toi, Lexie ? La même chose que Papa ?
— Ouiiiiii !
— Parfait ! On va quand même te prendre la taille enfant, d’accord ? Et sans le café !
Ma fille hoche la tête en signe d’approbation, tout en applaudissant. Je la prends par la main et nous nous éloignons, pendant que Claire passe commande. Elle se défait de moi et s’élance avec entrain jusqu’à l’une des grandes tables rondes du restaurant familial où nous avons nos habitudes. Je rêvasse en observant sa bouille pleine de vie, alors qu’elle s’amuse avec une serviette à l’effigie du centre.
Je regarde autour de moi. Le centre commercial de Strawberry Park de San José est bondé, comme à son habitude. Des familles par centaines venant profiter de ce début d’été. La cafétéria est pleine.
Claire arrive quelques minutes plus tard avec notre déjeuner. Lexie s’attaque sans cérémonie à son taco version miniature, et je l’imite, ce qui a le don de faire rire ma femme.
— On dit « bon appétit », Lexie ! Bon dieu, elle est vraiment comme toi !
— Si ce n’est que pour ses habitudes alimentaires, pas de problèmes ! Tant qu’elle continue de te ressembler pour tout le reste.
— Je sais, je sais, dit-elle avec un air malicieux. Tu ne peux pas nous résister, hein ?
— Tu l’as dit, fis-je en mâchouillant.
— Papa, papa ! Fais attention ! Tu en mets partout !
— Callum, fais attention ! répète Claire en riant.
Nous terminons rapidement le repas, dans la bonne humeur. Temps de quitter la zone et profiter du centre et de ses centaines de boutiques. Je n’aime pas du tout le shopping, mais peu importe. L’important est de pouvoir déconnecter du boulot et profiter de mes deux amours. J’irai jusqu’au bout du monde, si cela pouvait leur faire plaisir. Je les observe pour la énième fois, alors que nous prenons un escalator pour l’étage du dessous. Claire est magnifique dans cette jupe en soie blanche et ce petit chemisier d’été assorti. Lexie a mis sa robe préférée, rose à motifs blancs. Celle qu’elle met toujours quand nous sortons comme cela tous les trois. Rien d’inhabituel mais cela suffit à ma joie. Pour couronner le tout, il commence à faire chaud en Californie, le centre est traversé de lumière de toutes parts.
Je suis machinalement les filles dans tous les magasins où Claire repère quelque chose d’intéressant. Soit quatre-vingt-dix pour cent des enseignes, au bas mot. Un sac, une paire de chaussures pour le travail, une robe pour Lexie. Les paquets s’accumulent et mon compte en banque se vide. Je me prendrais bien quelque chose, moi aussi : mais comme trop souvent, les magasins à l’attention des hommes se font rares. Je trouve bien une boutique de sport bien connue. Peu importe le nombre de fois où je viens ici, je me perds dans tous ces rayons. Mon regard scanne les articles à la hâte, mais rien ne m’emballe vraiment. Comme toujours. Je tourne les talons et m’apprête à demander à Claire ce qu’elle en pense.
Sauf que Claire n’est plus là. Elle a dû aller dans l’un des magasins adjacents à celui-ci. Forever 21 sans doute. À peine sorti que j’entends des cris. Les gens courent dans tous les sens, certains me bousculent mais je ne relève pas. Et puis, des bruits de tirs. Les cris redoublent d’intensité. Le sol se jonche de corps à chaque rafale. Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qu’il se passe. Je repère l’endroit où les filles se sont probablement rendues et m’y précipite, dopé par l’adrénaline. Une bonne cinquantaine de personnes s’est réfugiée dans la boutique. Les agents de sécurité, armés, se ruent au dehors sur le plateau central, d’où les tirs proviennent. S’en suivent des minutes interminables, entre les tirs, la panique, et le fait que je ne trouve pas Claire et Lexie.
Bon sang, où sont-elles ? Mon cœur bat à tout rompre, je ne les vois pas. Je scrute l’extérieur de la boutique et décide sans même y réfléchir de courir vers le magasin suivant.
— Ne faites pas ça !
L’une des vendeuses tente de me retenir du bras. Mais mon visage n’est plus que terreur. Je la toise d’un regard si profond qu’elle perd toute volonté de m’empêcher de sortir.
Il y a des corps sur le chemin. Au risque de me prendre une balle perdue, je bondis et atteint le Starbucks à l’un des coins de la place. Il y a pléthore de blessés. Contrairement à tout à l’heure, je scanne avec précision la scène et ma vision se trouble alors que j’aperçois Claire de dos, agenouillée sur le sol.
Je manque de tomber sous le coup de la précipitation, faisant abstraction des cris, des pleurs qui me parviennent à chaque instant.
— Claire ! Claire !
Elle se retourne. Le visage crispé, les traits tirés par la douleur. Inondé de larmes.
— Callum…Lexie, Lexie est…
Elle-même paraît blessée. Mes oreilles sifflent sans que je ne sache pourquoi. Ma vue s’embue à mesure que j’approche d’elles. Le blanc est devenu pourpre, le rose est devenu rouge.
— Non, non, NON !
Lexie est inconsciente. J’attrape le frêle poignet de ma fille. D’une main tremblante je place le pouce sur la face interne de ce dernier. Je vois toujours trouble, et dois regarder de très près, m’y reprendre plusieurs fois pour en être sûr.
Un pouls.
Elle est vivante. Je lève la tête et pose le regard sur Claire pour essayer d’atténuer sa peine. Mais Claire gît au sol. Dans une mare de sang. Sous le choc, je manque de m’évanouir. Je suis totalement perdu. À genoux, j’étire mon bras libre pour essayer de toucher celui de ma femme. Mais les cris me rappellent que nous ne sommes pas seuls.
Et encore moins en sécurité.
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