Fyctia
Chapitre 2
Je me laissai tomber au sol en criant de rage, de tristesse, ressentant un vide énorme que nul ne pourrait désormais combler. Quand ma mère avait péri, vingt-deux années plus tôt, le fameux jour où les portes du royaume oublié avaient cédé, je n'avais pas connu pareille souffrance. Il faut dire que j'étais jeune, seulement cinq ans, et la seule famille que j'avais connue depuis disparaissait elle aussi.
Je venais de perdre mes frères et mon père ; même s'ils n'étaient qu'adoptifs, ils étaient ma famille. Idris était la seule figure paternelle que j'aie jamais connue. Mais il était aussi un ami et surtout le chef d'une division qui mettrait le monde à feu et à sang pour venger l'un des leurs.
J'attrapai alors le téléphone et composai le numéro du QG.
— Agent Tanisha Donnovan, sanglotai-je. Nous avons un classe trois sur les bras. Monstre identifié... Il s'agit de Méduse.
Je repris mon souffle avant de m'obliger à continuer : chaque mot que j'aurais à prononcer ensuite serait à jamais comme autant de coups de poignard.
— Trois victimes, veuillez m'envoyer une équipe de nettoyage. Victimes identifiées : Idris Nahhas, Joshua Nahhas et Noah Nahhas.
Édith, la secrétaire de la division, eut un instant de flottement avant que je ne l'entende pleurer. Elle n'eut pas besoin de demander où je me trouvais, dès l'instant où j'avais composé le numéro, j'avais été localisée.
— Je vous envoie quelqu'un, balbutia-t-elle.
Je balançai rageusement le combiné et pleurai toutes les larmes de mon corps. Mon monde venait en quelques instants de s'écrouler.
Ne me demandez pas comment j’avais fini par m’assoupir, écrasée par le chagrin et la culpabilité de n’avoir rien pu faire. C’était simplement arrivé.
L’équipe de nettoyage envoyée par Edith n’avait pas jugé utile de me réveiller. Évidemment, ils m’avaient toujours trouvée antipathique. Maintenant que j’avais tout perdu, ils préféraient tous garder leurs distances. Je ne pouvais pas leur en vouloir, à leur place, je ne me serais pas fait confiance. Il était toujours possible que je pète les plombs et que je décide de descendre le premier qui me les briserait. Et pas la peine de m’annoncer que : eh, j’étais une femme et que par conséquent, je n’avais aucune paire, pas même de lunettes, qui puisse l’être. C’était le genre de phrase qui pouvait me rendre irascible.
Keyvan Gul, mon collègue et meilleur ami, avait eu pitié de moi en me voyant couchée à même le sol en plein milieu du salon, arme toujours à la main.
— Tanisha, réveille-toi, me secoua-t-il doucement comme s’il avait peur que je me casse.
Quand j’ouvris les yeux et que je croisai ses prunelles pleines de pitié, je n’eus qu’une envie : le frapper.
— Tu devrais aller prendre une douche, on s’occupera du reste.
— Aller prendre une douche ? Kev, ne pense surtout pas à me mettre sur la touche. J’aurai la tête de cette garce et je ramènerai… Je les ramènerai tous.
— Ça, je n’en doute surtout pas et personne qui soit sain d’esprit n’essayera de t’en empêcher. Mais Tash, tes yeux sont gonflés, tes cheveux emmêlés, je ne te parle même pas de l'odeur et je crois bien que ça, là, c’est de la bave, tenta-t-il en me pointant du doigt afin de détendre l’atmosphère.
Mes yeux d’un vert profond le foudroyèrent, lui coupant toute envie de plaisanter.
— Je n’ai pas le temps avec tes conneries, Kev, lui répliquai-je. Si tu n’étais pas mon ami, tu t’en serais déjà pris une. Et que fais-tu là, d’ailleurs ? Tu devrais déjà avoir lancé les recherches.
— Je… commença-t-il, mal à l’aise. Je me disais que…
— Que j’aurais besoin d’une nounou, finis-je à sa place, acerbe. Merci bien, mais je n’ai aucun besoin d’être cajo… lée.
La dernière syllabe mourut sur mes lèvres quand je me rendis compte que mes collègues déplaçaient minutieusement les corps. Une chose m’avait échappé.
— Où est Daire ?
Daire était le familier de mon père. Chaque agent de la MIN en possédait un. C’était comme un protecteur, un métamorphe avec quelques aptitudes qui pouvaient se révéler très pratiques. Enfin, c’est ce que m’avait raconté Keyvan. La magie et moi ne faisions pas bon ménage et je n’avais jamais été fichue d’invoquer mon familier. La seule magie que j’utilisais était celle de mes couteaux à lancer, cadeau d’Idris. De toute façon, je détestais les monstres et je n’aurais pas été capable de supporter la présence de l’un d’eux à toute heure. Mais Daire, la panthère noire d’Idris, lui était fidèle et ne l’aurait jamais abandonné et même si je détestais sa proximité, sa loyauté s’étendait aussi à moi. Alors, où était-elle ?
— Je ne sais pas, nous n’avons trouvé aucune trace d’elle, elle s’est volatilisée, exactement comme Méduse. Nous n’avons trouvé aucune piste, rien.
Ce n’était pas normal. Je me redressai rapidement. Je n’avais pas de temps à perdre si je voulais avoir une chance de revoir ma famille un jour autre part qu’en enfer. Si le paradis existait, il n’était pour moi. Je n’étais pas une mauvaise personne, mais je ne me voilais pas la face non plus : j’avais tendance à tirer d’abord et à discuter ensuite. Mes cibles n’avaient toutefois jamais eu l’occasion d’en débattre. La partie importante de mon métier était la neutralisation et je l’appliquais scrupuleusement. De toute manière, qu’aurais-je pu faire d’un paradis ? M’y ennuyer ?
Je plantai Keyvan et je filai dans ma chambre pour prendre une veste, bien décidée à poursuivre la gorgone. Toutefois, en passant devant la salle de bain, je m’y engouffrais. J’aperçus mon reflet et compris que mon cher ami ne plaisantait qu’à moitié. J’observais l’image que me renvoyait le miroir. Mes cheveux courts étaient collés d’un côté de mon crâne, de gros cernes s’étalaient sous mes yeux et mon visage avait gonflé comme si j’avais une rage de dents. Pleurer ne me réussissait pas. Je me mis à imaginer les jumeaux, Joshua et Noah, se foutre de moi et mes larmes recommencèrent à couler. Je dus même m’accrocher au lavabo pour ne pas m’écrouler. Mais ce fut peine perdue. Mes jambes se dérobèrent et je me serais étalée sur le sol si un homme à la carrure imposante ne m’avait pas rattrapée. Je le regardai encore. Son visage juvénile poussait nos ennemis à ne jamais le prendre au sérieux. Une erreur. Cette fois, je compris ce que j’avais refusé de voir jusque-là. Ses yeux exprimaient la même tristesse que moi. Je remarquai enfin que ses longs cheveux roux n’étaient pas coiffés, ils étaient seulement retenus par un élastique. Chose tout à fait inédite : il ne les attachait jamais. Je n’avais jamais compris comment il arrivait à se battre sans les avoir tout le temps dans les yeux. Cela ne semblait pourtant pas le déranger. Peut-être était-ce grâce au masque qu’il portait. Masque qui n’avait aucune utilité, selon moi. Pourquoi vouloir paraître effrayant quand on pouvait avoir l’avantage ? J’aurais été ravie qu’on me prenne pour une faible femme, ce n’avait malheureusement jamais été le cas.
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