Laureline Maumelat Getaway car Ne plus être seule (Stella)

Ne plus être seule (Stella)

Parfois, la nuit, je me réveille en sursaut. Il règne toujours un noir absolu dans ma chambre, parce qu'avant de me coucher, je m’assure qu’aucune lumière ne filtre par la lucarne ou sous la porte. Sortir de mes cauchemars et ouvrir les yeux sur l’obscurité totale me permet d’imaginer que si je regarde dehors, c’est un nouveau paysage que je vais découvrir : la mer léchant une plage de galets, une forêt d’arbres gigantesques ou une montagne enneigée.

Quand j'ai plongé dans le regard de l’étranger, j’ai cru m’être réveillée en sursaut une fois de plus. Ses yeux étaient d’encre. Deux fenêtres sur un autre monde.

Et c'était douloureux.

Les prédictions de Florica, les étoiles, les belles images à la télé… je les aime tout autant que je les déteste. Dévisager l’étranger m’a donné la même impression.

Une bouffée d’air frais, puis l’étouffement.


L'étranger est retourné à sa table et Darcy lui a apporté sa commande. Maintenant, il va s’en aller et ma vie pourra reprendre son cours. Il me suffit de me concentrer sur mes tâches habituelles et, bien vite, tout rentrera dans l'ordre.

Liam et Robby, son coéquipier, plaisantent, accoudés au comptoir. Ils sont venus chercher une fournée de muffins pour leur ronde. Liam m’adresse un sourire chaleureux, mais je fais mine de ne pas l’avoir vu.

Comment peut-il continuer à croire que nous avons un avenir ? Certes, nous sommes allés dîner à plusieurs reprises et nous nous sommes embrassés une fois - j’avais trop bu, j’ai baissé ma garde -, mais depuis, je m’assure de garder mes distances. Ce garçon est trop bien pour moi.

S’il me connaissait vraiment, ce n’est pas au cinéma qu’il aimerait m’emmener, mais en prison. Il sait que je suis celle qui a survécu à l’incendie. Il ne sait pas que j’en suis responsable. Personne ne le sait, sauf Tony qui s’en doute.


Darcy croise les bras en soupirant.

— Le beau gosse m’ignore royalement.

— Désolée.

— Ouais, tant pis ! Un de perdu…

Je lui presse l’épaule.

— C’est Timy, ton prince charmant. Tu n’as besoin de personne d’autre.

— Tu as raison, dit-elle avec un sourire attendri.

— Tu peux aller le retrouver si tu veux.

Son visage s’illumine.

— Tu es sûre ?

— Liam et Robby ne vont pas rester. Monsieur Donovan engloutit toujours son assiette en quelques minutes et les garçons de la 4 vont bientôt décoller, il va y avoir l’happy hour à L’oasis. Je vais pouvoir ranger tranquillement.

— Et le touriste ?

Le touriste ? Quelle drôle d’idée de l’appeler ainsi. Je suis sûre que ce n’en est pas un. Il n’en a pas l’allure ni le regard. Il est en voyage intérieur, ce qui l’entoure ne l’intéresse pas. Son sourire a beau être immense, il laisse entrevoir son âme. Cet homme souffre du même mal que moi. Il doute. De quoi ? Je l’ignore, mais je le reconnais. Quelque chose en lui résonne en moi.

— Je gère, je te dis.


Liam vient se planter devant moi avec un air réjoui. Il amorce un geste, avant de changer d'avis.

— Ça va, Stella ? Dure journée ?

— Pas plus que les autres.

— Et pourtant, tu es toujours aussi belle, murmure-t-il pour ne pas être entendu de Robby. Tu es libre demain ?


Je ne le suis déjà par aujourd’hui. Pas pour toi, Liam. Je m’en veux d’être incapable de le repousser une bonne fois pour toutes. Je crois que je maintiens ce suspens parce qu’il est l’une des rares choses pas trop moches dans ma vie.

Je lui remets ses gâteaux, puis l’encaisse, ainsi que monsieur Donovan. Darcy salue à la cantonade avec un dernier regard à notre client star du jour. Maintenant assis sur une des banquettes de cuir, il semble absorbé par la lecture du livre pris sur l’étagère.

— Alors ? me relance Liam.

— J’ai du linge en retard, il doit aller à la laverie.

— J’ai une machine chez moi, si tu veux.

Il passe la main dans ses courts cheveux blonds, lève ses sourcils. Je souris malgré moi. Le pire avec lui, c’est que sa proposition n’a aucune arrière-pensée. Il est juste gentil et serviable.

— Ensuite, on se prépare un pique-nique et on marche jusqu’à Furnace point. Demain, le vent devrait nous laisser tranquille. Qu’est ce que tu en dis ?

À l’évocation de ce lieu de balade réputé dans la région, un tertre dominé par une roche trouée, je me souviens de la dernière personne qui m’en a parlé : Darcy.

— Oui, pourquoi pas.

— Merveilleux ! s’enthousiasme-t-il.

— On pourrait y aller avec Darcy et Timy, elle veut l’y emmener depuis un moment.

Si Liam est déçu, il n’en montre rien et ajoute « plus on est de fous ! ». Du coin de l’œil je vois que l’inconnu referme son livre, s’apprête à partir.

Liam m’indique qu’il m’appelle dans la matinée, puis glisse un billet dans le pot des pourboires. Avec un dernier geste de la main, les policiers quittent le restau.

Je nettoie le comptoir et, par le passe-plat, préviens Tony qu’il peut commencer à ranger. Trois des étudiants se passent un ballon au-dessus des tables maintenant vides, tandis que le quatrième paye en ricanant.

Quand ils sortent, le silence tombe soudainement. Il ne reste que l’étranger.


Dans la cuisine, Tony s’affaire, tandis que je débarrasse les tables. Le choc des casseroles, le raclement des couverts sur les assiettes, la hotte qui s’éteint.

Sa commande bien en évidence devant lui dans son sac de papier marron, l’inconnu se rencogne sur la banquette de cuir élimé. J’ai conscience qu’il me regarde aller et venir au son de la musique du juke-box. Landon Pigg chante Falling In Love At A Coffee Shop.


I think that possibly, maybe I'm falling for you

Yes, there's a chance that I've fallen quite hard over you

I've seen the paths that your eyes wander down, I want to come too

I think that possibly, maybe I'm falling for you


Ça ne me dérange pas. Je crois même que j’aime ça. Durant quelques secondes, mon sentiment de solitude s’atténue. Je n’arrive pas vraiment à comprendre pourquoi cet homme provoque cela chez moi, mais je savoure. Oui, je savoure.

Finalement, il déclare :

— Pourquoi tu les laisses te traiter comme ça ?

Sa question me prend au dépourvu. De qui parle-t-il ?

— Les étudiants, précise-t-il comme s’il lisait dans mes pensées.

— Ce qu’ils font ou disent ne m’atteint pas. Ils ne sont personne pour moi.

— Seul l’avis de ton entourage compte, alors ?

J’ai un ricanement bref.

— Encore faudrait-il que je sois entourée.

— Je suis désolé.

J’ignore de quoi il s’excuse, mais la sincérité de sa remarque me déstabilise.

J’avoue :

— Il n’y a que moi pour juger de mes actes.

— Comment tu t’en tires jusque là ?

— À juger ou à agir ?

Il se lève, commence à m’aider à débarrasser les verres. Je m’interpose en posant ma main sur son torse :

— C’est à moi de faire ça. Je te sers autre chose ou tu veux l’addition ?

Il baisse les yeux sur ma main que je retire aussitôt, ses lèvres s’étirent en un sourire amusé. Mon cœur dégringole dans ma poitrine.

Une fois de plus, je me pose la question : comment peut-on ressentir en même temps une joie profonde et une douleur immense ?

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34

34 commentaires

Katie P

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Il y a un an

À la lecture de ce chapitre, malgré l'univers dans lequel évolue Stella, qui semble si étriqué, je me fais la réflexion surprenante que si on me demandait un adjectif, un seul, pour décrire le personnage, eh bien le premier qui me viendrait, ce serait "libre". C'est une vraie réussite, la caractérisation de ce personnage. J'admire.

Laureline Maumelat

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Il y a un an

et rien ne peut me faire plus plaisir (pas que tu admires, mais que tu la définisses comme libre ♥"

CoralieHossen

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Il y a un an

C'est bon, je suis fan !

Miladie Delvreau

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Il y a un an

Tu utilises de belles métaphore. Par contre savoir comment les gens la traite serait intéressant car la c'est plutôt chiant comme vie mais t'as pas l'impression que c'est un tapis sur lequel on d'essuie les pieds. Accentuer les mesquineries a son encontre.

barbaralaine

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Il y a un an

On dirait qu'ils sont attirés l'un par l'autre, pour autant il y a une certaine distance qui réside entre eux. C'en est presque perturbant :)

clecle

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Il y a un an

C'est très spécial ce qu'elle ressent en effet, on la voit troublée de toute façon, consciente qu'elle vient de faire une rencontre inédite. Et belle tension finale lorsqu'il tente de l'aider à débarrasser.

Laureline Maumelat

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Il y a un an

merci de ta lecture et de tes commentaires ♥

Giselle Marion

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Il y a un an

Ta plume est tellement évocatrice qu'elle permet vraiment de s'immerger dans le lieu, au milieu du restaurant, et en même temps dans les affres de l'âme de Stella. Je suis fan 😍

Laureline Maumelat

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Il y a un an

c'est très gentil ♥ je sais qu'on a la même sensibilité

Eva Boh

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Il y a un an

Ce morceau de musique va parfaitement bien avec ce chapitre. Je ne connaissais pas non plus. C'est beau !
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