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Le foyer et le pique-nique 2
Ce week-end qui vient, ils ont décidé tous les quatre d’aller s’initier à la pêche. Ludovic Blanchard, un nouveau copain de Gaby, les attend au cabanon de son père, près d’un plan d’eau avec tout le matériel nécessaire sur place. De quoi passer une bonne journée à pique-niquer. Stéphane est ravi, car il adore l’eau et surtout la natation, il en a même fait son option sportive pour le BAC, afin d’obtenir quelques points supplémentaires. Pendant que Vincent suit ses cours d’art dramatique, lui, aligne à répétition des longueurs de bassin dans la piscine municipale. L’eau est devenue son deuxième élément, il y est très à l’aise et nage comme un véritable poisson. Si celle du plan d’eau n’est pas trop froide, il pourra s’y baigner.
Le décor est magnifique au bord de cette étendue d’eau entourée d’une végétation aussi abondante que verdoyante. Un léger souffle de vent fait frissonner les feuilles des arbres, d’où retentit le gazouillis des oiseaux en période d’accouplement. Sur la rive en pente est accroché un petit cabanon construit de bric et de broc avec des matériaux de récupération. Il est relié à un ponton de bois ver-moulu qui s’avance sur l’étang et se détache de la plage de verdure qui vient mourir dans l’eau. À son extrémité, on peut y distinguer, amarrée à une corde, une vieille embarcation recouverte de peinture écaillée. Avec ce ciel dégagé, où brille un soleil rayonnant sur un fond bleu azur, on baigne en pleine carte postale. C’est ici, à l’ombre des aulnes, que nos cinq amis pique-niquent joyeusement. Le bonheur se lit dans tous les regards et plus particulièrement dans celui de Gaby, qui n’a d’yeux que pour Marion, sa dulcinée. Mais cette dernière, très pudique, lui a interdit toutes manifestations sentimentales en présence de son frère et de ses amis. Elle préfère les réserver pour des endroits et moments plus intimes. Gaby a accepté sans rechigner et, seuls, quelques frôlements de mains sont visibles.
Affublé d’un chapeau de paille ridicule, Vincent lance maladroitement sa ligne à l’eau.
– Non, pas comme ça, lui dit Ludovic, donne-moi ta canne, je vais te montrer.
En bon technicien qu’il est, pour avoir souvent pêché avec son père, il rembobine le fil dans le moulinet, empoigne à deux mains la poignée et, dans un mouvement précis et gracieux, envoie, au son d’un cliquetis régulier, le plomb à une dizaine de mètres du ponton.
– Tu as bien vu comment j’ai pratiqué, le mouvement doit être ample et sans forcer, vas-y, à toi maintenant, je te regarde.
– Je vais essayer, mais sans garantie, répond Vincent.
Ludovic passe la majeure partie de son temps à divulguer des conseils avisés à ses camarades as-sis en groupe sur le ponton, pendant que Marion, allongée sur l’herbe, se détend plongée dans la lecture d’un bouquin d’art graphique. Elle est, pour la circonstance, vêtue d’une robe légère blanche à fleurs bleues, avec un nœud assorti dans ses cheveux, semblable à un papillon posé sur sa tête. De loin, on croirait voir un tapis de fleurs isolé au milieu de l’étendue de verdure.
Les garçons ont passé une bonne partie de la matinée à pêcher et Marion à se délasser. Maintenant, ils se restaurent pendant que leurs cannes, fils mouillés dans l’eau, sont restées plantées sur le ponton en quête d’une dernière prise. Tout en mangeant, ils ont discuté de tout et de rien, mais ne reviennent jamais sur les causes qui les ont amenés à vivre en foyer. Chacun connaît par cœur, et dans le moindre détail, l’histoire de l’autre. Mais ils ont passé un pacte entre eux pour ne plus en parler et ils s’y tiennent. Ce jour-là, d’ailleurs, ils ont été plus loin, en se piquant l’index avec une aiguille et en mélangeant leurs gouttes de sang pour sceller à tout jamais leur fraternité. Après avoir tendu et empilé leurs mains, ils ont déclaré ensemble et sur un ton solennel : « Nous sommes frères, pour le meilleur et pour le pire, jusqu’à ce que la mort nous sépare ».
Un rituel bien connu et pratiqué par beaucoup d’enfants, mais qui, bien souvent, ne résiste pas aux circonstances de la vie et à l’usure du temps.
Le repas est maintenant terminé. À voir les détritus qui jonchent la nappe sur le sol, ce n’était pas, à vrai dire, une frugale collation. Des canettes de soda sont éparpillées, çà et là, au milieu des pelures de saucissons et autres couennes de jambons, parsemées de sachets de chips éventrés et de peaux de bananes. Si la qualité n’était pas au rendez-vous, la quantité y était. Il faut dire qu’à ces âges, on mange plutôt avec abondance.
Vincent, repu, se lève et dit à ses copains :
– Je vais voir si les poissons ont mordu pendant notre repas.
– Fais attention, ça glisse, lui répond Ludovic, le copain de Gaby.
Il se dirige vers le ponton de bois, distant d’une cinquantaine de mètres du lieu ombragé qu’ils ont choisi pour pique-niquer. Pendant ce temps, Marion à plat ventre sur le sol, mains sous le menton, contemple les abeilles qui butinent les fleurs, à proximité des garçons, assis en tailleur, qui continuent de discuter en gesticulant. Les blagues fusent de toutes parts entrecoupées de rires forts et communicatifs, quand soudain Gaby s’écrie :
– Vincent est tombé à l’eau, vite, il ne sait pas nager !
Tous se précipitent affolés sur le ponton d’où ils n’aperçoivent pas Vincent dans l’eau.
– Où est-il tombé ? demande Stéphane.
– Ici, au bout à gauche, répond Gaby, le regard anxieux.
Stéphane retire sa chemise, ses chaussures et plonge dans un style parfait. Bien que l’eau soit froide, raison pour laquelle il ne s’est pas baigné ce matin, il n’hésite pas une seconde pour aller au secours de son ami. Il disparaît sous l’eau plusieurs secondes, réapparaît pour reprendre une bouffée d’air, et replonge. Il remonte une seconde fois à la surface et fait un hochement de tête à l’attention de ses amis avant de replonger. Il a aperçu Vincent qui gît sur le fond, il ne bouge plus, il a perdu connaissance victime d’une hydrocution. À cet endroit, ce n’est pas très profond, Stéphane descend, il doit agir vite pour éviter la noyade.
Dehors l’attente est insoutenable et l’ambiance dramatique. Après quelques secondes, qui semblent interminables, Stéphane refait surface avec Vincent, qu’il tient d’un bras passé autour de son cou, la main plaquée sous son aisselle. Il sait comment s’y prendre, car il l’a appris avec ses cours de natation à la piscine. Le ponton étant trop haut pour le hisser et le sortir de l’eau, il décide de nager jusqu’au rivage où l’attendent maintenant tous ses camarades. Ensemble, ils tirent hors de l’eau et allongent le corps inerte de Vincent sur l’herbe au sec.
Stéphane crie :
– Appelez vite les pompiers, il n’y a pas de temps à perdre.
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