Fyctia

Les lèvres de Kevin claquèrent dans le vide. Quand son visage retrouva sa place initiale, Mannie dût se résoudre à l’affronter.

Les paupières de l’artiste tressautaient sous le coup de l’humiliation. On ne lui avait pas refusé un baiser depuis le collège. Immobile, tétanisé, toujours silencieux, il passa en revue le catalogue de réactions qui s’offraient à lui. Il envisagea la violence, la colère, la tristesse et l’incompréhension. Ce camaïeu d’émotions négatives s’échappa dans un bredouillement guttural :

« Désolé, je croyais que tu voulais.»

La désobligeante humanité du commun frappa Mannie au cœur. Elle reconnut en lui l’essentiel des valeurs dont sa soumission spirituelle la préservait. Au diable l’empathie, au diable l’amour, songea-t-elle pour se prémunir d’une pitié agressive. Accrochée à sa gorge, cette pitié l’étranglait.

« C’est trop tôt… peut-être. »

Personne n’avait jamais essayé d’embrasser Mannie, sinon ce garçon du lycée. Ce garçon et son éternel tee-shirt à la gloire de Marilyn Manson, ses cheveux longs et ses bracelets de force à chaque poignet. Elle avait oublié jusqu’à son prénom mais elle se rappelait qu’il était dispensé de sport à cause de la maladie des os de verre. Un jour il l’avait plaqué contre un mur, au C.D.I, rayon bande dessinée. En le repoussant, elle lui avait cassé une os du plexus. Ce jour-là, sa côte de fille infréquentable grimpa en flèche.

« Je vais me reprendre une bière… dit Kevin, dont l’amertume transpirait par tous ses pores. Tu veux quelque chose ?

— J’en veux bien une aussi. »

Il badigeonna son invitée d’un regard circonspect. Le refus essuyé durcissait son jugement. En situation de stress, son tempérament dominateur finissait toujours par refaire surface et désormais, il se sentait floué, voire moqué.

« Je pensais que tu ne buvais pas d’alcool. »

Mannie fantasmait les vertus désinhibantes de l’alcool. Elle détourna sa face empourprée avant de corriger son égarement :

« Un verre d’eau ça ira. »

Elle avait terriblement chaud, mais pas question de demander à Kevin d’ouvrir la fenêtre. Elle bouillonnait d’en finir et d’échapper à ce garçon, aux antipodes de celui au tee-shirt Marilyn Manson.

Kevin décapsula une autre bouteille et reprit sa place sur le sofa. Il ne lui fallut qu’un regard déplacé vers les jambes interminables de Gisèle pour se remettre en selle. Il avait plus d’un tour dans son sac pour faire chavirer son cœur. Sa réputation d’homme à femme le précédait. Du puceau timide et naïf qu’il était autrefois, il ne restait que d’éparses bribes trop enfouies pour ressurgir un jour.

« Ce n’est pas facile pour moi, en ce moment, prétexta-t-il.

— Tu peux me raconter, proposa Mannie, professionnellement déformée.

— Parler de son ex à une fille que l’on veut mettre dans son lit, c’est un peu maladroit. »

La sorcière termina son verre d’une traite.

« Je plaisante, je ne veux pas te brusquer. »

Il sourit, elle tressaillit. Un commun ne pouvait avoir raison d’elle.

« Tu peux parler de ton ex, ça ne me dérange pas.

— Elle a tout fait pour me rendre accro et quand elle m’a tenu dans ses filets, elle m’a fait vivre un enfer. Franchement, je n’ai pas très envie de parler d’elle.

— Les hommes ont cette fâcheuse tendance à penser qu’ils sont les maîtres du jeu.

— Elles veulent le beurre et l’argent du beurre, c’est trop facile pour elles, aujourd’hui.

— Le monde est une jungle et elles sont des proies, argua la sorcière. Pour se protéger, comme elles sont faibles physiquement, elles sont obligées de faire preuve de ruse. C’est la nature, tu ne peux pas leur en vouloir.

— Tu parles comme si tu n’étais pas l’une d’elle.

— Je suis différente, prétendit Mannie. Comme les hommes, les femmes rejettent leur instinct à cause des normes qu’on leur impose.

— Qu’est-ce qu’il dit, ton instinct ? »

Justement, elle se le demandait, c’est pourquoi elle resta muette. Elle avait aussi enfouit le sien, comme tout le monde, par précaution. Elle l’interrogea subrepticement, par goût du défi, avec appréhension. Son instinct répondit aussitôt. Il pulsa une euphorie moite qui se mit à dégouliner d’elle.

« Je ne peux pas te le dire.

— Pourquoi ? »

Deep se rapprocha d’un cran, il voulait savoir. Leurs pieds se heurtèrent et rapidement le choc léger devint douce caresse. Mannie pensa à Margaux et à la solidarité que leur pacte impliquait. Elle se rappela de leurs repas, le midi au self, quand ses copines n’étaient pas là. Elle se souvint aussi de son dédain, quand ses copines revenaient. Dans ces moments, Mannie cessait d’exister, elle devenait un fantôme dans les couloirs du lycée.

« Ils sont beaux tes cheveux. »

Kevin laissa couler une mèche dorée dans sa paume.

« Merci. »

Mannie frissonna quand la même paume tomba sur son genou.

« Elle est douce, ta peau.

— Oui. »

La sorcière retint son souffle. Elle emmagasina tellement d’air que son thorax gonflait et que sa robe ondulait sur le relief de ses côtes. La langue de Kevin sur son cou remonta jusqu’au lobe de son oreille et sa main remontait, elle aussi, plus haut sur ses cuisses.

« Il fait chaud ici. »

Il faisait chaud dans l’appartement, c’est ce que Mannie se disait aussi puisqu’elle suait un peu, mais Kevin ne parlait pas de l’appartement. Sa langue descendait à mesure que ses doigts remontaient ; Elle se raidit brusquement quand les deux se rejoignirent.

« Non ! » cria-t-elle.

Elle dégagea le menton de Deep d’un coup de genou.

Il se redressa. Sa bouche écumait de leur désir réciproque.

« Tu ne veux plus ? »

Si, elle voulait. C’était tout ce qu’elle désirait à ce moment. L’envie la rendait liquide, elle haletait, sa main droite se cramponna au bras du sofa comme à sa chaste réalité. Elle n’osait plus rien dire, de peur de se trahir encore.

« Tu veux manger quelque chose ?

— Je veux bien.

— J’arrive. »

Mannie observa le renflement sous son jean lorsqu’il se leva. Elle avait envie de la dévorer, cette curiosité qui la pervertissait. Kevin s’éclipsa aux toilettes et la sorcière s’empressa de déverser la fiole dans la bouteille.

Non, elle n’avait pas enfreint sa morale en vain.

En revenant, Kevin éclusa sa bière d’un coup ; il fallait bien ça pour se remettre de ses émotions. Il servit deux assiettes de spaghettis agrémentées de sauce bolognaise et de parmesan. Mannie avala la sienne avec gourmandise.

Durant tout le repas, l’artiste parla de sa musique, de ses aspirations, de ce label qui l’avait repéré et surtout de cet artiste américain qui souhaitait collaborer avec lui. D'ailleurs, il n’arrêtait pas de le relancer en DM. La sorcière hocha la tête avec enthousiasme. Elle se moquait du vrai ou du faux.

Son assiette terminée, elle remarqua que le temps coulait comme elle.

Sur son téléphone, douze appels manqués.