Fyctia

Noah affiche un air dubitatif, comme si ce que je venais de dire ne lui paraissait pas réaliste.

— Mais attends, répond Noah, y'a un truc que je pige pas. Juste après le message que tu devais apparemment me transmettre, t'as dit que c'était dommage parce t'étais prêt à tout défoncer, ça coïncide pas avec ce que tu dis maintenant ...

Je scanne toutes les options en une fraction de seconde, je me dois d'être crédible si je veux que ça fonctionne.

— Exact ! C'est parce que je ne savais pas trop comment réagir. Maël me dit "Aujourd'hui on a un bug informatique, c'est pas la peine de venir, tu le diras à Noah", c'est là que j'ai répondu que j'aurais voulu tout défoncer. Bien entendu, c'était pas vrai. Puis il a ajouté "En fait, concernant Noah, c'est un peu brutal, désolé, mais pour lui c'est plus la peine de revenir tout court. Ne lui dis rien pour l'instant, je l'appellerai dans la journée". J'ai pas eu le temps de défendre ta cause, il a raccroché direct.

Encore une fois, j'observe la réaction de Noah et je me demande si je ne vais pas trop loin. Il part s'affaler sur le canapé, avec la nonchalance la plus totale et se met à faire défiler des vidéos sur TikTok. Excepté pour les recettes de cuisine, je ne vois toujours pas l'intérêt de passer des heures à s'abîmer les yeux et le cerveau sur cette application. OK, on dirait un vioc qui parle, j'assume !

Frank a manifestement interrompu son petit festin, il court se blottir dans les bras de Noah en couinant. Je parlais du sixième sens de certaines personnes, mais les chiens, eux, captent les émotions humaines avec une précision qui est pour le moins saisissante. Le voilà qu'il commence à lui lécher le menton. Noah reste impassible devant les marques d'affection de mon p'tit carlin.

— Mon pote, dit-il (Noah, pas le chien), tout à l'heure j'ai peut-être exagéré, mais là je réitère ... j'ai l'impression d'être dans Inception. Le cauchemar avec tes ex, la gueule de bois (ce qui ne m'arrive jamais), toi qui te lèves aux aurores pour aller acheter le clebs de Men In Black, Maël qui te donne ta journée et me vire par la même occasion.

Noah ferme les yeux, secoue la tête en faisant valser ses frisettes, puis se redresse d'un bond. Puis, il rouvre les yeux.

— Et merde, c'est bien réel !

Il dégage Frank du revers de son avant-bras. La pauvre bête se cogne contre la table basse, gémit et retourne déguster son os dans la souffrance.

— Hé, t'en prends pas à mon chien !

— Arrête un peu ton cinéma ! T'es passé de la zoophobie à Brigitte Bardot en une matinée ... À d'autres !

J'étouffe un rire, parce que dans le fond, il a n'a pas complètement tort.

— Tu sais pourquoi on est potes toi et moi ?

— Non, mais tu vas m'éclairer ! s'exclame Noah en me fixant droit dans les yeux.

— On a deux choses en commun ... le sarcasme et l'exagération.

— Parle pour toi ouais ! me répond-il en tournant le dos et en allongeant les pieds sur la table.

Est-ce que je continue dans mon idée de merde ou est-ce que je lui dis la vérité ?

Ouais, je vais lui dire la vérité ... mais j'y pense ...

— Au fait, tu voulais me dire quoi avant que je décroche tout à l'heure ?

— C'est-à-dire ? demande-t-il de manière complètement apathique, en poursuivant son défilé de vidéos stupides.

— Sur Johanna et moi ...

— Ah, ça ! Rien, je te dirai une autre fois.

Il est sérieux lui ?

— Ecoute, je suis vraiment désolé pour toi mon pote, j't'assure c'est vraiment pas cool ce qu'a fait Maël et je lui parlerai pour qu'il change d'avis, mais t'as pas le droit de t'en prendre à moi. On s'est jamais rien caché toi et moi.

— OK.

— OK quoi ?

— OK, parle à Maël et après je te dis pour Johanna.

— T'as quel âge, sérieux ?

— J'ai l'âge de m'apercevoir que t'es un mec égocentrique.

Je bondis de ma chaise haute et me précipite pour faire le tour du canapé (pas deux fois, le saut raté par-dessus le dossier). Je lui arrache son téléphone des mains et lui fais face.

— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?

— Je veux dire que j'ai été là pour oit pendant des semaines pour que tu te sentes mieux. J'ai tout mis de côté pour que tu ailles bien et maintenant que c'est à mon tour de broyer du noir, tu ne trouves rien de mieux que de ramener les choses à oit ... maintenant, rends-moi mon tél s'il te plaît.

Le bras tendu vers moi, il me juge du regard, attendant assurément que je lui présente des excuses. Je réponds par un hochement négatif de la tête.

Le voilà qu'il s'élance et se jette sur moi, manquant de me faire tomber en arrière. Je maintiens miraculeusement l'équilibre et je garde le bras bien en l'air en serrant son téléphone de toutes mes forces. Dans le même temps, je tente de le repousser avec mon autre bras. Il s'énerve, lâche un "enfoiré" bien senti, puis me propulse au sol. Son iPhone voltige à deux mètres derrière nous alors que nous sommes par terre, luttant pour préserver le peu de fierté qu'il nous reste (ouais, j'exagère un peu, j'avoue). Il progresse à quatre pattes pour aller récupérer son mobile, je roule pour lui attraper la jambe et la tirer d'un coup sec, puis je grimpe sur son corps et lui plaque les bras au sol. Il m'envoie alors un coup de genou dans les valseuses, je hurle de douleur et ma tête heurte involontairement sa bouche en retombant.

Nous voilà maintenant allongés sur le dos, à nous morfondre et à geindre comme des imbéciles. Je nous trouve vraiment très intelligents. Deux cents de QI. Voire trois cents.

On se regarde brièvement en grinçant des dents, les mâchoires contractées, les lèvres pincées, puis nous voilà partis dans un fou rire inarrêtable. Nous avons mal, mais nous rions. Nous rions tellement fort que nos abdos se contractent et se musclent. Pour Noah, ça ne va pas changer grand chose, pour moi ça va me permettre d'éliminer le mot "amour" de mes poignées.

La conclusion est limpide : nous sommes deux sales gosses immatures. Ou plutôt ... nous sommes deux cons immatures , ça sonne mieux.

J'arrête de rire et décide de mettre un terme définitif à ma superbe blague. Un canular qui a pris des proportions que je qualifierais de "légèrement disproportionnées".

— Pour info, je t'ai dit n'importe quoi ... t'es pas viré mon pote.

L'espace d'un instant, Noah me dévisage, en laissant apparaître toutes les émotions possibles et imaginables. Du genre "Oh putain, je vais te buter !" (colère), "Mais alors je suis pas viré !" (soulagement), "T'es vraiment le mec le plus con que je connaisse !" (détestation), "Tu t'es gavé, t'es trop fort !" (admiration), "J'ai limite envie de te serrer dans mes bras !" (amour).

Tout ça en même temps, un véritable "grand huit" émotionnel à la surface de ses pupilles.

J'entends une notification provenir de son portable. Je cours le récupérer, je lui dois bien ça. Il me demande ce que c'est, je lui réponds que c'est une pub à la con.

Une pub à la con, oui, mais qui me donne illico une idée !

J'ai trouvé une nouvelle activité ! Quelque chose que je n'ai jamais pris le temps de faire en vivant à Paris.