Fyctia
II. Dialogues de sourds (1/3)
— Et au bal chez les Radcliffe, s’enquit Lucilla, chignon impeccable et visage poudré, aucun des garçons présents ne t’a plu ? J’ai entendu dire que tu avais fait sensation dans ta robe prune.
Rebecca serra fort sa tasse de thé entre ses mains, au risque de la briser. Si elle en croyait l’indication donnée par l’horloge du salon, l’amie de sa mère n’était là que depuis vingt minutes. Vingt heures paraîtrait une information plus fidèle à la réalité !
— Non, aucun, révéla-t-elle du bout des lèvres.
Des garçons, voilà ce qu’ils étaient en effet. Des hommes mal dégrossis, fats et tous fiers de la réussite ou du titre de leur père. Qu’avaient-ils achevé ou que comptaient-ils accomplir par eux-mêmes ? Ils ne trimaient pas chaque jour pour gagner leur pain. Ils ne trimaient pas comme les ouvriers du pont, pas comme… Elle se redressa sur son siège, piquée par le chemin qu’avaient emprunté ses pensées. Le breuvage doré tangua dangereusement dans son contenant.
— Tout va bien, très chère ? Tu as l’air distraite aujourd’hui.
— Veuillez m’excuser, Lucilla, je suis un peu chagrinée. Comme je vous l’avais dit lors de votre dernière visite, j’essayais de convaincre mon père de me laisser participer, à mon niveau, à l’édification de Tower Bridge. Il a enfin accepté : je dois inspecter les conditions de travail des ouvriers et me coordonner avec eux pour appliquer de nouvelles mesures. J’avais rendez-vous ce matin avec leur porte-parole, et ce fut un fiasco.
Mrs Herrington secoua tant la tête que les fanfreluches des épaules de sa robe semblèrent s’envoler.
— Ah, mon enfant, ce pont t’obsède ! Une jolie jeune femme comme toi n’a pas ta place là-bas, dans la ferraille et la vapeur… Tu es faite pour les salons et les salles de bal !
Rebecca fit la moue. Sa compagne se trompait. Elle se mourait ici, dans cette pièce toute beige, avec les voix maîtrisées et le bruit discret de la vaisselle — l’on devait presque s’excuser de toucher sa tasse avec sa cuillère. Les effluves de bergamote et celles de la cannelle des gâteaux lui retournaient le cœur. Elle voulait les martèlements métalliques, les ouvriers qui s’interpellent, les ronronnements assourdissants des machines. Elle ne rêvait que des odeurs du fleuve et de celles de métal et de bois du pont.
— Je n’en suis pas si sûre, et puis pourquoi ne pourrais-je pas me partager entre les deux ?
— Balivernes ! Lorsque l’on t’aura dégoté un mari, tu ne penseras plus à ce fichu pont. Et lorsque tu auras ton premier enfant, tu oublieras totalement son existence… Enfin, bien sûr, je n’en sais rien, c’est ce que toutes les mères que je connais m’ont dit.
Le visage de sa compagne se teinta d’une profonde tristesse. La jeune femme se radoucit : l’absence cruelle d’un enfant dans le foyer des Herrington pesait toujours sur Lucilla. Elle avait tout essayé, mais aucune grossesse, aucun bébé n’était venu.
— Vous avez probablement raison, Lucilla, concéda-t-elle en lui tapotant la main.
Rassérénée, la plus âgée se lança alors dans un comparatif des fils encore célibataires au sein de ses connaissances, qui, au grand dam de Rebecca, étaient fort nombreux. Elle la laissa babiller à qui mieux mieux, n’intervenant qu’avec des « hum, oui » ou des « diantre » bien placés. Lucilla finit par partir avec une bise et la promesse de se revoir bientôt.
Rebecca avait à peine eu le temps de souffler quelques instants, allongée sur le sofa inconfortable, qu’elle entendit Albert s’agiter dans le vestibule. Son père approchait, sans doute aucun. Réapparut alors toute la frustration qu’elle avait ressentie ce matin sur le chantier, face aux trois hommes. Elle se leva et se mit à faire les cent pas dans le salon monochrome.
Comment allait-il justifier son absence de ce matin ?
Quelques minutes plus tard, leur majordome accueillit Henry avec des « Mister Barnett » par-ci, « Mister Barnett » par-là. Elle surgit dans le vestibule et faillit lui rentrer dedans.
— Père.
— Ah, Rebecca ! Bien le bonsoir.
Il lui adressa un bref signe de tête et continua sans s’arrêter vers son étude, où elle le suivit. Dans la pièce carrée, rendue sombre par les lambris qui habillaient ses murs, il s’assit derrière son bureau et rangea un papier. Sa fille l’observa et attendit qu’il daignât s’intéresser à elle.
Henry Herbert Barnett. Héritier de l’entreprise de construction de son père — lui-même autodidacte. Brun, plus grand qu’elle de seulement deux ou trois centimètres, doté d’une moustache tour à tour frétillante et austère selon son humeur.
— Je ne t’ai pas vue ce matin sur le pont, remarqua-t-il, son attention enfin tournée vers elle, tu as changé d’avis ?
Elle sentit ses joues s’échauffer et se raidit.
— Bien sûr que non, j’étais là à l’heure dite. Et vous n’étiez pas là. Et vos hommes se sont gaussés de moi.
Elle grimaça en découvrant sa propre intonation. Elle détestait ce sentiment de toujours redevenir une petite fille face à lui.
— Oh, c’était bien à dix heures ?
— Onze heures, rectifia-t-elle sur un ton blasé.
Il lui offrit un vague haussement d’épaules.
— Ah ! Tu m’excuseras, j’ai confondu, j’ai tant de rendez-vous différents. Je suis allé à la banque à onze heures. Alors, ça s’est mal passé ?
À l’évidence, cette arrogante excuse suffisait. N’avait-il pas compris qu’il s’était trompé d’horaire quand ne sont arrivés ni sa fille, ni ses employés conviés à la réunion ?
On toqua à la porte à ce moment-là et Henry émit un sec « entrez ». Thomas, le valet, s’introduisit dans la pièce et déposa le traditionnel verre de whisky sur le bureau en merisier.
— Très mal, renchérit-elle après avoir remercié le jeune homme, car vous aviez omis de préciser à vos salariés que j’étais une femme.
— En effet.
Elle resta coite un instant avant d’asséner, tremblante :
— Vous avez fait exprès de ne pas les prévenir.
— Bien sûr. Ils ne seraient jamais venus au rendez-vous s’ils avaient su que tu étais une femme. Au contraire, je t’ai offert une chance de pouvoir leur parler.
Elle se pinça l’arête du nez.
— Je vois… Eh bien, ils n’ont pas voulu m’écouter. Surtout ce William Galloway, le porte-parole des ouvriers.
— Ah oui, il peut se montrer assez coriace, celui-ci. Enfin, très chère, ce n’est pas une surprise. Je t’avais dit que cela allait se révéler difficile pour toi de te faire une place sur le chantier.
— Oui, je sais… j’espérais… je ne sais pas ce que j’espérais…
— Tu abandonnes, je suppose ? questionna Henry, peu ému par les atermoiements de sa fille unique.
Rebecca pensa à sa discussion avec Trudy ce matin. Elle n’était pas femme à renoncer.
— Non. Je vais y retourner demain.
Une froide détermination enfla alors en elle. Elle sut exactement comment elle devait agir. Elle ne se démonterait pas et réussirait à leur prouver son utilité.
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J'espère que ma Rebecca vous plaît autant qu'à moi !
Le premier jet est déjà bien avancé, je compte publier un chapitre par jour.
Merci à vous !
126 commentaires
Chris Vlam
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Jay H.
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