Fyctia
I. Malachite (1/3)
Londres, octobre 1892
La haute silhouette du pont se détachait au milieu de la brume. Rebecca, guidée par la structure d’acier, louvoyait parmi les nombreux passants présents sur les quais ce matin-là.
Ses lèvres bougeaient en rythme avec ses pas : elle répétait, encore et encore, le discours qu’elle préparait depuis des jours, depuis que son père l’avait embauchée. Même si embaucher constituait sans aucun doute un embellissement de la vérité : reconnaître que le grand entrepreneur Henry Herbert Barnett avait accepté l’aide de sa fille unique serait plus juste. Aucun salaire, après tout, n’avait été négocié.
Dès les premières rumeurs, la construction de Tower Bridge avait fasciné la jeune femme. Elle en avait suivi, de loin, les différentes étapes. De loin, seulement, car son père n’en démordait pas. « La place d’une fillette n’est pas sur un chantier », répétait-il à une Rebecca de douze ans, émerveillée par le coulage des piliers en béton dans le lit de la Tamise. « Une jeune fille de bonne famille n’a rien à faire au milieu de barres d’acier et d’hommes transpirants », scandait-il quelques années plus tard.
Lorsqu’il décrocha le contrat de Tower Bridge l’année dernière, après un énième manquement de l’entrepreneur précédent, Rebecca crut qu’elle touchait son rêve du bout des doigts. Son père restait toutefois inflexible : la construction était une affaire d’hommes, un point c’est tout.
Arrivée près des bureaux bâtis au pied du pont, la jeune femme brune s’arrêta un instant pour contempler l’ouvrage. Après six années de dur labeur, la structure s’approchait de sa forme définitive : une passerelle supérieure piétonne qui reliait les deux tours et, de chaque côté de celles-ci, une travée suspendue par des câbles d’acier pour la jonction avec les rives. Le gros du travail à venir porterait sur les tabliers basculants entre les deux tours.
Étourdie et émerveillée, Rebecca se nourrit durant quelques minutes de l’activité frénétique autour d’elle — martèlements métalliques, cris des ouvriers qui s’interpellaient entre eux, ronronnements assourdissants des machines à vapeur. Une profonde inspiration lui apporta une odeur d’acier chauffé, entremêlée à celle du bois fraîchement coupé. Elle se délecta de l’atmosphère bien plus vivifiante, d’après elle, que celle, calme et surannée, d’un salon à l’heure du thé. Là où l’on s’attendrait plutôt à la trouver.
Elle préfèrerait passer ses journées ici au lieu de croupir dans sa belle demeure. Si seulement son père l’autorisait. Un soupir lui échappa. À dix-huit ans, dépendre encore de lui la hérissait. Et dire que seul un mari pourrait la libérer de lui et l’enfermer dans un autre genre de prison. Elle frémit à cette idée et se morigéna : aujourd’hui, elle était parvenue à s’infiltrer dans la brèche, puisqu’après moult négociations, son père avait accepté son aide.
Ces derniers mois, l’entrepreneur s’était montré de plus en plus fébrile. La date promise pour la fin des travaux approchait, il souhaitait terminer dans les temps ou, même, en avance et asseoir ainsi la renommée de sa société. Mettre les bouchées doubles pourrait toutefois épuiser ses employés. Il avait alors chargé Rebecca de s’assurer qu’ils œuvraient dans de bonnes conditions.
Les cloches d’une église non loin la sortirent de sa rêverie : elle allait être en retard à son rendez-vous. Son ventre se comprima soudain. Et si son père avait raison ? Et si sa place était dans un salon, une tasse de thé à la main, à écouter ses amies disserter à propos de la dernière mode parisienne ? Et si elle n’avait rien à faire ici ?
Elle s’apprêtait à se retrouver seule avec trois ouvriers de l’entreprise. Elle avait refusé que sa femme de chambre, Trudy, l’accompagne, arguant qu’elle n’avait pas besoin de chaperon dans un cadre professionnel. Son père lui avait en outre assuré qu’il serait présent pour la première réunion. Cela ne diminuait pas sa nervosité. Au contraire.
Rebecca reprit la litanie de son discours, suivit les indications en sa possession et se dirigea vers les bureaux, simples bâtiments construits en briques à l’entrée du pont, sur la rive nord. Après une inspiration la plus profonde possible malgré son corset, elle carra les épaules et pénétra dans la pièce mise à la disposition de l’entrepreneur chargé de l’édification. Trois hommes en grande discussion se tenaient à proximité d’un large plateau de bois entouré de quatre fauteuils.
Ils s’interrompirent à son arrivée et la dévisagèrent. Seuls les bruits de la construction derrière eux se firent entendre pendant de longues secondes. Elle s’apprêtait à rompre le silence quand le plus grand des trois s’avança, habits de travail poussiéreux et chapeau à la main.
— Vous vous êtes égarée, miss ?
Ses yeux verts s’accrochèrent aux siens.
Un discours. Elle avait préparé et répété un discours d’introduction. Tout venait pourtant de s’effacer de son cerveau.
Le choc, plus fort, d’une pièce métallique contre une autre sur le pont la poussa à réagir. Elle repoussa ses épaules en arrière et réussit à répondre après un raclement de gorge fort peu élégant.
— Non, je suis Rebecca Barnett, de Barnett and sons, coordinatrice et inspectrice des conditions de travail. J’ai rendez-vous avec le porte-parole des ouvriers, William Galloway, et deux représentants des syndicats.
— C’est une plaisanterie.
La politesse présente dans le ton de sa première question s’était effacée au profit d’une lassitude évidente.
— Point du tout. Mon père ne vous a pas prévenus ?
Toutes ses capacités de réflexion et sa répartie avaient fondu sous le regard malachite et dur de l’ouvrier.
— Il nous a indiqué qu’un coordinateur viendrait nous parler, pas qu’il envoyait sa fille chérie.
Rebecca ne put réprimer une grimace devant le terme « fille chérie ». Il était loin du compte. Où était son père, d’ailleurs ?
— C’est moi, je suis la coordinatrice, répéta-t-elle, autant pour convaincre ses interlocuteurs que pour se convaincre elle-même.
Même si son discours bien préparé gisait au fond de la Tamise, elle n’allait pas abandonner maintenant.
— Sauf votre respect, c’est n’importe quoi, miss, intervint l’un des deux autres hommes, un blond au veston élimé.
— Et pourquoi donc ? Nous souhaitons optimiser les conditions de travail afin d’avancer avec sérénité vers la fin de la construction. Je suis chargée d’étudier ce qui existe aujourd’hui et de mettre en place de nouvelles mesures, si nécessaire. Je suis là pour vous aider.
Un bout de son discours avait émergé au prix de grands efforts.
— Nous aider ? Vous allez seulement réussir à vous salir, princesse, affirma le premier homme, un rictus sur ses lèvres pleines.
Rebecca sentit ses joues s’échauffer et serra les poings.
Elle avait de toute évidence sous-estimé la tâche qui l’attendait.
***************************
Bienvenue sur ma nouvelle histoire, j'espère qu'elle vous plaira !
Merci d'avance pour vos commentaires constructifs et autres annotations enthousiastes.
A très vite, Marie.
211 commentaires
Marion_B
-
Il y a 7 mois
Olivier P
-
Il y a 6 mois
M.B.Auzil
-
Il y a 7 mois
Callio
-
Il y a 7 mois
Mary Lev
-
Il y a 7 mois
Irma Ladousse
-
Il y a 8 mois
Marie Andree
-
Il y a 8 mois
Ania Jay
-
Il y a 8 mois
Marie Andree
-
Il y a 8 mois
Ania Jay
-
Il y a 8 mois