Fyctia
Chapitre 21 (2/3)
— On s’était fixé deux règles. Seulement deux, putain ! « Relation exclusive » et « Pas de mensonges entre nous », énumère-t-il avec son pouce et son index. T’as pas été fichu d’en respecter une seule. Alors oui, j’ai mal réagi. Oui, je suis allé trop loin. Mais de mon point de vue, de nous deux, ce n’est pas moi le pire dans cette histoire.
Mon cerveau met du temps à analyser ces propos et traiter les informations. Trop de temps visiblement, car Julien se détourne de moi pour se diriger vers la porte dans une flopée d’injures. La main sur la poignée, il s’arrête net lorsque je prends enfin la parole :
— J’ignore ce que tu penses savoir à mon sujet, mais je n’ai rien à cacher et ne t’ai jamais menti. Il y a des aspects de ma vie sur lesquels j’ai du mal à me confier, c’est vrai, mais j’ai toujours été honnête avec toi. Si tu…
— Tes talents d’actrice sont impressionnants, me coupe-t-il d’un ton tranchant. Tu aurais sans doute réussi à me berner et à me faire croire à tes mensonges si je n’étais pas tombé par hasard sur…
Il est interrompu par la sonnerie de son portable. Il observe son appareil, puis moi, puis de nouveau son appareil.
— Je dois prendre cet appel.
— Julien…
Il avance jusqu’à la porte, l’ouvre, semble hésiter un instant, puis sort dans le couloir sans se retourner. Je n’en reviens pas qu’il parte ainsi au milieu de cette conversation. Qu’était-il sur le point de me dire ?
Notre discussion tourne en boucle dans ma tête. Son rejet et son comportement ignoble à mon égard n’étaient-ils que le fruit d’un énorme quiproquo ? Je ne sais pas ce qui serait le plus difficile à accepter : qu’il se soit joué de moi depuis le début ou que notre relation ait viré à la catastrophe avant même de réellement commencer, tout ça à cause d’un simple malentendu. Parce que s’il avait vraiment découvert la vérité, il ne réagirait pas comme ça, si ?
Mes questions résonnent dans mon esprit dans un vacarme épouvantable, contrastant avec le silence régnant dans la chambre depuis le départ du musicien. Une sensation oppressante de solitude s’abat sur moi. Je replie mes jambes sous moi, puis essaie de me raccrocher à la musique pour parvenir à retrouver un semblant de sérénité. Un nouveau titre débute.
Comme un coup du sort, je reconnais dès les premières notes The Loneliest de Måneskin. Si j’adore cette chanson, la charge émotionnelle qu’elle porte m’a toujours marquée et fait écho en moi chaque fois que je l’écoute. Mon cœur se met au diapason pour battre en rythme avec la mélodie, alors que mes yeux se remplissent de larmes. Chaque coup de batterie se répercute douloureusement en moi. La voix du chanteur m’apaise autant qu’elle attise ma tristesse, comme si elle pansait mes plaies, puis arrachait le bandage d’un coup sec. Les visages de Marc et de Julien apparaissent dans mon esprit. Des souvenirs tantôt anciens, tantôt récents surgissent sans que j’aie le moindre contrôle dessus. Je suis prise dans un tourbillon de sensations dont la musique en cours est le chef d’orchestre. Lorsque les dernières notes résonnent, je suis épuisée émotionnellement parlant.
Another love de Tom Odell passe ensuite dans mes écouteurs, puis Spirits de The Strumbellas. Je me mets à somnoler, perdant le fil des morceaux qui se succèdent dans une douce symphonie.
***
Je suis réveillée par des secousses de plus en plus fortes. J’ouvre les yeux, complètement hagarde, et me retrouve nez à nez avec Julien. Je cligne plusieurs fois des paupières et le scrute confuse.
— Tu faisais un cauchemar, m’explique-t-il.
Il est debout devant le fauteuil dans lequel je me trouve, penché au-dessus de moi, ses mains sur mes épaules. L’odeur de son shampoing mêlé à son parfum viril me parvient et me fait reprendre contact avec la réalité. Je n’ai aucun souvenir de ce cauchemar. En revanche, mon rythme cardiaque affolé, ma respiration haletante, la transpiration qui recouvre mon front et qui colle des mèches de cheveux à mes tempes, les perles salées qui dévalent mes joues et la sensation de panique au creux de mon abdomen ne font aucun doute. C’est ainsi que je me réveille la plupart des nuits ces derniers temps.
Mais ce soir, la crise est plus violente que d’habitude. Je manque d’air et ne parviens pas à reprendre mon souffle. Des sanglots obstruent ma trachée, refusant d’éclater et bloquant ma respiration. Mes angoisses et ma douleur s’unissent pour former un bloc d’émotions qui appuie sur ma poitrine, empêchant mes poumons de se remplir d’oxygène. Le passé me tire à lui. Mes pensées s’affolent et n’ont plus aucun sens. J’étouffe.
— Sarah ?
Mes oreilles bourdonnent. Des points noirs dansent devant moi. J’essaie de me lever, mais la pièce se met à tanguer, me faisant perdre l’équilibre et retomber lourdement dans le fauteuil. J’ai chaud et froid à la fois.
— Sarah !
Une mélodie familière résonne dans la chambre et capte l’attention de mon esprit. Je reconnais cette chanson — sa chanson — celle qu’il m’a fredonnée il y a quelques jours pour m’aider à traverser une autre crise d’angoisse. Sa voix grave et légèrement éraillée emplit l’espace et commence à dompter la tempête qui fait rage à l’intérieur de moi. D’une main réconfortante sur mon bras, il semble aspirer les sentiments négatifs hors de mon corps pour les remplacer par une douce sérénité.
Mais déjà, le silence reprend ses droits. Pourquoi s’arrête-t-il de chanter ? Il me lâche et fait un pas en arrière pour mettre de la distance entre nous.
Les images recommencent à affluer dans ma tête. Ces souvenirs sont suffisamment douloureux. Pourquoi mon esprit m’oblige-t-il à les revivre comme si j’y étais ? Encore et encore et encore. Le trou béant qui s’est formé dans ma poitrine ce soir-là se réouvre. La douleur me submerge comme au premier jour. Le passé me rappelle à lui.
La scène qui apparaît devant moi est la pire de toutes. Une chambre d’hôpital semblable à celle dans laquelle je me trouve. Sauf que ce n’est pas Marie qui est allongée dans le lit, reliée à toutes ces machines qui sonnent à intervalle régulier. C’est moi. Moi qui me réveille complètement désorientée. Les émotions remontent à la surface, aussi vives qu’il y a deux ans.
L’incompréhension, d’abord.
La sensation de solitude, ensuite. Une solitude écrasante, étouffante, terrifiante.
La douleur, enfin. Prenant racine dans mon ventre, elle se répand dans chaque parcelle de mon corps, gagnant en intensité, jusqu’à exploser en un millier d’éclats de verre quand l’infirmière entre dans la chambre. Son regard suffit pour que je comprenne. Je pensais avoir expérimenté tous les degrés de la souffrance. J’avais tort. Il ne reste désormais de moi rien de plus que des lambeaux de douleur.
3 commentaires