Fyctia
1998, Russie : Aslanov
- Je… suis le professeur Marchais, m’informe la plus âgée des deux femmes qui me font face.
Perplexe, je fronce les sourcils.
- Le professeur Carlisle a eu un empêchement ? hasardé-je, sautant à la conclusion la plus logique qui s’impose à moi.
Les arrivantes échangent un regard.
- Je me nomme Emilyn… Carlisle, avance finalement la plus jeune.
Et avant que je ne puisse répliquer, elle ajoute :
- Je suis stagiaire à l’université et… c’est moi qui vous ai contacté.
J’en reste muet de surprise. Mon regard passe de l’européenne à la longue tresse châtain et à la peau claire ; à cette jeune femme au teint plus sombre, à la lourde chevelure ondulée et au regard… ma foi… fort profond.
Elle esquisse un sourire d’excuse, creusant deux petites fossettes sur ses joues qui adoucissent sur le champ ses traits.
- Eh bien… finis-je par dire dans le silence qui s’éternise. Entrez, entrez.
Je m’efface pour leur libérer le passage, referme derrière elles et me faufile jusqu’à mon fauteuil.
Mon bureau est exigu, comme tout le reste de l’établissement d’ailleurs, mais je ne m’en plains pas.
Les hautes étagères me permettent d’entasser livres, thèses et autres manuscrits traitant de mes sujets de prédilection, et le meuble de bureau en lui-même offre assez d’espace pour un ordinateur et un téléphone.
La plus jeune pose un regard scrutateur sur la pièce, mais ne commente pas. J’écarte la pile de livres laissée à dessein à portée de main pour mon étude en cours, dégageant l’espace entre nous. Mes invitées prennent place sur les sièges visiteurs.
L’ainée se racle la gorge, lance un regard à la « stagiaire » - une stagiaire, bon sang ! – avant de revenir à moi.
- C’est aimable à vous de nous recevoir aussi vite, professeur Aslanov.
Je grince intérieurement des dents. Ce titre, je ne suis pas habitué à l’entendre. C’est encore neuf, pour moi, et il me met mal à l’aise dès lors qu’on me le donne.
- Sohan, je vous prie, demandé-je.
Je préfère largement qu’on utilise mon prénom. La femme acquiesce, et j’en suis soulagé.
- J’ai cru comprendre que vous vouliez me voir à propos de votre… dossier, ajouté-je, fixant le professeur Marchais.
- Son dossier, rectifie-t-elle en désignant l’étudiante. Et, oui, c’est bien la raison de cette entrevue.
Je cille, soudain sérieux.
- Votre dossier ? répété-je, pour la plus jeune.
Elle hoche la tête et se repositionne dans son siège.
- Oui, répond-elle sans se démonter, et je note son anglais parfait, marqué d’un accent américain. Savannah m’a attribué le cas pour lequel j’ai lancé la recherche… à laquelle vous avez répondu.
- Une recherche pour le moins inhabituelle, relevé-je.
Je l’observe attentivement. Une étincelle brille dans son regard sombre, et je devine une certaine maturité sous sa jeunesse apparente.
Quel âge peut-elle avoir ? Dix-neuf, vingt ans ? Guère moins que moi, en somme. Je gage que moins de 5 ans nous séparent l’un de l’autre…
- Qu’est-ce qui a motivé cette démarche, Emilie ? lancé-je abruptement.
J’ai décidé de la tester. Pour voir ce qu’elle a dans le ventre. On n’obtient pas un dossier rien qu’à cause de jolis yeux – aussi beaux soient les siens… Et même si ça implique que je joue au prof cassant, ça peut en valoir le coup.
- Emilyn, rectifie-t-elle tranquillement en insistant sur la dernière syllabe.
Un point pour elle.
- C’est… ça, ajoute-t-elle en tirant de son col un pendentif.
Elle prend le temps de l’ôter de son cou et me le propose. Je soupèse le médaillon d’argent patiné et ciselé, et l’étudie en connaisseur.
- Une petite œuvre d’art, commenté-je.
- Réalisé en Russie en 1901, s’il faut en croire le poinçon.
Son doigt me désigne une minuscule marque dans le métal. Je tire une loupe de mon tiroir pour mieux l’observer.
- En effet, noté-je.
Je repose l’objet pour le dévisager. Le professeur Marchais semble avoir décidé de laisser son élève mener la conversation, aussi je me focalise sur elle.
- Alors expliquez-moi, Emilyn, ce qu’un pendentif russe de 1901 vient faire dans une recherche de corps soumis au feu entre 1910 et 1948…
L’étudiante s’accorde deux secondes pour me contempler.
- Ce pendentif, me répond-elle, a été retrouvé avec des os marqués par l'exposition au feu. J’essaye de déterminer l’identité de… du… corps.
L’hésitation sur ses derniers mots est perceptible, néanmoins j’admire secrètement le flegme avec lequel elle évoque un mort. Tous les étudiants ne sont pas capables d’un tel détachement vis-à-vis de la mort…
Mais la douceur de son geste, lorsqu’elle reprend le bijou, m’amène soudain à douter de mon impression.
- Je comprends, je réponds seulement. Voyons donc…
Je quitte mon fauteuil pour aller m’emparer d’un épais volume et reviens le placer entre nous. Les yeux sombres de Emilyn ne m’ont pas quitté un instant.
-… si je peux vous aider, achevé-je en ouvrant une page du livre.
La stagiaire se penche pour contempler le contenu, et fronce les sourcils.
- Je ne lis pas le cyrillique, m’informe-t-elle.
Et moi je ne parle pas couramment anglais, mais j’arrive à soutenir la conversation !
Je refoule ma répartie et pose un sourire conciliant sur mes lèvres.
- Laissez-moi vous en parler, alors.
Après tout, je lui ai bien envoyé la copie traduite de ce registre, je ne suis plus à ça près…
- Ceci est un passage d’un chapitre traitant de démographie dans les Komis. Autrement dit : ici.
- Nous avons déjà fait une recherche démographique… objecte Emilyn.
- Et vous n’avez rien obtenu, n’est-ce pas.
Elle acquiesce.
- Tout simplement parce que vous n’avez pas lancé la bonne recherche.
Je tapote le livre d’un air entendu. Emilyn tend le doigt pour l’effleurer, avant de river ses jolis yeux aux miens.
- Je vous écoute, dit-elle seulement.
- Ce livre compile les données démographiques issues des registres paroissiaux des deux derniers siècles, expliqué-je. La page que je vous ai transmise vient de là.
- Et ?
- Et, mademoiselle Carlisle, il se trouve que l’auteur de ce livre a répertorié les données d’après des marqueurs transversaux… dont les causes de décès.
- Comme le feu.
- En effet.
Je tourne une page, lui désigne un graphique.
- Votre enquête m’a intrigué, continué-je, car elle était inhabituelle. J’ai poussé la curiosité à faire une rapide étude parallèle sur les décès par exposition au feu dans mon pays.
- Et… qu’avez-vous découvert ? me questionne-t-elle.
La lueur dans son regard me plaît. Intérêt, passion, intelligence s’y mélangent.
- Tout simplement que dans la majorité des cas, si l’on exclue les incendies dus à des catastrophes naturelles et explicables, les causes avaient tout à voir avec les croyances populaires.
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