Fyctia
1.2. Tansuku
Une seconde, deux secondes, trois secondes, quatre, cinq, six... Mais Dréogène ne se réveillait toujours pas. Dans la salle, les gens se regardèrent avec un soupçon d'inquiétude. Des murmures parcoururent l'assemblée.
Amaryllis tendit la main pour caresser une dernière fois le visage de sa fille ; Olga l'interrompit dans son geste. Toucher les morts signifiaient qu'ils partaient pour de bon. Ils attendirent encore.
Jalmani, placé en première ligne, contempla sa meilleure amie sur l'autel, inerte. Il baissa la tête comme pour se recueillir. Ce devait être la fin. Elle avait raison quand elle disait ne pas se sentir prête. Il l'avait encouragée pour aller au devant de la scène et faire face à son destin. Son sombre destin. Il n'aurait pas dû.
Une main vint se poser sur son épaule. En se retournant, Jalmani fit face à Aldric. C'était un ami de longue date. Sur son visage anguleux se lisait de la compassion. Perdre un ami de cette manière était tragique.
Jalmani resta stoïque ; il ne réalisait toujours pas.
« Je suis désolé, Jal'.
— Ce n'est pas de ta faute... »
Aldrick opina du chef. Il était venu de loin pour cette occasion. Los Angeles, plus précisément. Son double se trouvait là-bas. Après six ans à tâter le terrain, il avait fait le grand pas. Le Chikan, la permutation. Pour remplacer son Futae, il fallait être prêt à le tuer. Avec sa grande stature, ses épaules larges et son fort caractère, Aldrick était le plus prometteur de sa génération et l'avait prouvé.
« C'est peut-être mieux ainsi, hasarda Aldrick.
— Je ne comprends pas comment c'est possible... »
Aldrick haussa les épaules. Personne ne choisissait son sort.
« Je vais soutenir Amaryllis. Ce... Ce ne sera pas facile pour elle non plus.
— Si tu as besoin d'aide Jal'... N'hésite pas. Je ne retourne que demain. »
Le jeune garçon hocha la tête et rejoignit la mère de Dréogène sur l'estrade. Ses deux mains jointes devant son visage traduisaient son angoisse, elle semblait au bord de l'effondrement. Olga, quant à elle, ne s'avouait pas vaincue. Son regard fixait le corps sans vie de Dréogène. Ses lèvres bougeaient sans qu'aucun son ne sorte de sa bouche.
D'un accord tacite, Amaryllis et Jalmani s'apprêtaient à dire au revoir à la jeune femme. Comme mu par une même pensée, leurs mains se tendirent au-dessus de son corps. Un effleurement et la vie de Dréogène serait définitivement terminée. Cela leur en coûtait, mais le peuple entier était suspendu à leur geste. Il était temps de mettre fin au supplice.
Dréogène ouvrit les yeux.
Elle se redressa dans un sursaut. Assise sur l'autel, elle reprit son souffle. Ses poumons se remplissaient d'air dans un sifflement rauque. Son regard affolé balaya la pièce avant de s'arrêter sur son meilleur ami. Il s'avança vers elle et Dréogène le prit dans ses bras. Son front se cala contre son torse rassurant et elle pleura. Elle pleura tant de joie que de chagrin alors qu'un tonnerre d'applaudissements gronda dans toute la pièce.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? »
Le rituel du tansuku terminé, Jalmani avait éloigné Dréogène de la foule pour parler en privé. Assis côte à côte sur le banc d'un couloir, la jeune femme reprenait ses esprits dans le calme, loin de l'agitation de la fête qui battait désormais son plein.
« J'ai paniqué... J'ai... Je crois que je ne me suis pas sentie capable. J'ai eu peur... Tellement peur. »
Elle se pinça les lèvres, les larmes au bord des yeux. Jalmani l'entoura de ses bras. Elle posa sa tête contre son épaule.
« Tu as toujours eu peur de ne pas être à la hauteur. Moi, je suis sûr que tu le seras. »
Dréogène n'osa pas répondre. Ses yeux s'accrochaient à un point imaginaire, en face d'elle.
« Et tu sais bien que je serais là pour t'aider. On va se serrer les coudes ! »
Il serra son emprise sur elle, lui décrochant un petit sourire.
« Je n'en suis pas sûre, mais merci...
— Fais pas la rabat-joie ! Raconte-moi tout ! Comment est-elle ? Où vit-elle ? »
Dréogène leva les yeux au ciel, mais ne perdit pas son sourire... qui devint amer.
« Elle est belle... très belle.
— Comme toi, bien entendu, puisque vous êtes pareilles, précisa Jalmani.
— Tu me laisses finir, oui ? »
Elle lui lança un regard courroucé avant de reprendre :
« Donc... Elle est très belle.
— Ca d'accord, tu viens déjà de le dire.
— Elle se teint les cheveux en blond, presque platine.
— Ca, c'est pas difficile à faire.
— Elle a une voix mielleuse, un piercing au nez... »
Jalmani ne releva pas, il attendait la suite.
« Elle est mannequin, elle a un style dans le genre rockeuse... Déjantée, sexy comme pas permis, très sociable, aguicheuse, provocante, sûre d'elle et par-dessus le marché, elle est tatouée de partout !, termina-t-elle en se levant du banc, sa voix se perdant dans les aigüs.
— Ha...
— Je suis fichue ! »
Dréogène plongea les mains dans ses cheveux comme si elle voulait les arracher. Elle commença à faire les cent pas dans le couloir.
« Mais quand tu dis qu'elle est tatouée de partout... C'est... ?
— Partout, partout ! S'échina-t-elle. Ici, là, et encore là. Et puis touuute la partie ici... »
Elle joignit le geste à la parole, désignant une fois ses cuisses, son ventre, son torse, son cou et l'entièreté de ses bras.
« Ha ouais... »
Ce furent les seuls mots de Jalmani, il essayait d'imaginer sa petite protégée arborant des dessins partout sur le corps. C'était difficile. Oui, difficilement concevable. La jeune femme était tout ce qu'il y avait de plus naturel, doux et gentil. Une vraie petite princesse, adorable et bien élevée.
Dréogène vint se rassoir à côté de lui.
« Je suis fichue, je t'ai dit. Comment veux-tu que quelqu'un me refasse l'ensemble de ses tatouages exactement comme elle ? C'est de la folie !
— Et tu dis qu'elle a un piercing au nez... Genre comme les vaches ? »
La jeune femme passa de la stupeur à l'amusement. Sans pouvoir se retenir, elle pouffa avant de reprendre son air grave.
« Oui, comme les vaches. Mais Jal', sérieusement, C'est foutu d'avance !
— Donc c'est un piercing au septum. J'ai du mal à t'imaginer avec ça, tu sais. »
Dréogène soupira.
« Jal'...
— Oui, tu as raison. Le piercing, c'est pas le plus important. Au pire, pour les tatouages, le laser ça existe... »
La Sen'nyu Futae fronça les sourcils.
« Elle ne va pas quand même passer tous ces tatouages au laser du jour au lendemain quand même ! C'est pas crédible !
— Puis c'est vrai que ça ne part jamais bien ces choses-là... Marmonna le jeune homme dans sa barbe. Mais écoute-moi, reprit-il avec aplomb, tu vas faire comme tout le monde : dès demain tu vas aller voir sur place, tu vas la voir de tes propres yeux. C'est parfois trompeur le mitsukeru ! Si ça se trouve, malgré ses tatouages, vous êtes totalement en osmose au niveau du caractère !
— J'y crois pas, Jal'.
— Tt-tt ! Surtout ne te décourage pas avant de la voir !
— Hm... D'accord.
— Et du coup, tu m'as pas dit. Elle habite où ?
— Los Angeles. »
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