Fyctia
55 - Le Havre
Samedi 7 mai 1966
Nous avions fait nos valises et étions partis vers Le Havre de bonne heure, ce matin-là, sous une pluie fine, dans la fameuse 403, la voiture banalisée de la police et qui avait été exceptionnellement mise à ma disposition pour cette mission. Je déposai en vitesse ma petite famille chez mes beaux-parents dans leur tranquille quartier pavillonnaire situé sur les hauteurs, à Sainte-Adresse. J’embrassai tout le monde à la hâte, sans prendre le temps d’expliquer quoi que ce soit concernant ma blessure et le motif de mon retour dans cette région. Cela aurait pris des heures. Sophie leur expliquera comme elle le pourra.
Je redémarrai bien vite et redescendis vers Le Havre. La route sinueuse qui dévalait la colline donnait une vue plongeante sur la ville. Entretemps, les conditions météorologiques s’étaient beaucoup détériorées depuis notre départ. Le ciel était très sombre et une pluie tenace, renforcée par le vent, tambourinait rageusement sur la carrosserie de l’auto. Il pleuvait tellement que les essuie-glaces balayant bruyamment le pare-brise embrumé, malgré la ventilation qui tournait à fond, n’arrivaient pas à en chasser toute l’eau.
Vue d’en haut, l’église Saint Joseph, tour moderne et futuriste toute en hauteur, émergeait du chaos des bâtiments gris qui se pressaient à ses pieds, imposante, phallique, comme un phare ou un obélisque.
Elle me faisait penser à un Empire State Building en miniature, donnant à la ville une allure un peu américaine. C’était à cela qu’on reconnaissait Le Havre à présent, comme si c’était sa nouvelle signature.
Plus loin, juste derrière, on devinait le port maritime et la masse incertaine des paquebots, noyés sous ce rideau de pluie, puis, les réservoirs d’hydrocarbures et, tout au fond, l’estuaire de la Seine, avec la côte de Grâce sur l’autre rive, près de Honfleur.
Décidément, ce jour-là, la ville, reconstruite après les bombardements, semblait ne pas vouloir se dévoiler à moi si facilement. Nimbée d’une brume de pluie, elle se dérobait, réticente, tout comme je l’étais moi aussi pour nos retrouvailles. Cela faisait douze ans que je n’y avais pas remis les pieds et mon premier contact depuis longtemps avec cet endroit semblait plutôt du genre inamical.
Lorsque j’arrivai enfin au centre-ville, les immeubles étaient éclairés d‘une lumière blafarde sous le ciel bouché par de gros nuages gris. Un vrai temps hivernal, incongru pour un mois de mai et annonciateur de mauvais temps à venir. J’avais hâte d’arriver dans les locaux de la PJ que je finis par trouver après avoir erré en voiture dans des rues qui se ressemblaient toutes. Moi qui ai habité là-bas il y a longtemps, je me sentais comme perdu et désorienté, comme si je n’y étais jamais venu. Après avoir garé mon véhicule dans une rue adjacente, j’entrai dans ce bâtiment moderne tout en vitres, les cheveux et l’imperméable trempés, car comme de coutume, totalement imprévoyant, j’avais oublié de prendre un parapluie.
Je me présentai à l’accueil et on m’indiqua un bureau au fond d'un couloir, vers lequel je me dirigeai.
En chemin, je retirai ma gabardine que je mis sur mon avant-bras et je tentai, avec ma main, de peigner mes cheveux sur le côté pour avoir l’air plus présentable. Malheureusement, bien qu’ayant déjà un peu repoussé, ils n’étaient encore pas assez longs pour cacher partiellement mon bleu sur le côté gauche du visage, et une balafre rouge subsistait sur ma joue, ce qui me donnait plutôt l’air d’un mauvais garçon bagarreur. Toutes les apparences étaient contre moi.
Je frappai à une porte sur laquelle figurait le nom du Commissaire Tellier et j’entrai dès que j’entendis son invitation.
Quatre hommes s’y trouvaient : le commissaire, un homme brun et élégant d’une quarantaine d’années, assis à son bureau, et, debout face à lui, un autre homme, imposant, aux cheveux roux et bâti comme un rugbyman, ainsi que deux autres inspecteurs que je reconnus aussitôt, c’était mes deux anciens camarades à l’école de police. Ils n’avaient pas tellement changé.
— Bienvenue, inspecteur Lenormand, me dit le commissaire en me tendant la main. Je constatai qu’il ne se levait pas pour m’accueillir. En me penchant pour lui serrer la main, je vis qu’il était en fauteuil roulant.
Il vit mon air surpris et rit.
— Ne vous inquiétez pas, rien de grave ne m’est arrivé, je me suis bêtement cassé les deux jambes en tombant dans l’escalier chez moi. Vous voyez, ces choses idiotes arrivent même aux commissaires. Je continuerai donc à suivre les enquêtes sur des roulettes. J’en ai encore pour un mois au moins. Mais que vous est-il donc arrivé ? dit-il en me regardant.
— Eh bien, j’ai fait une mauvaise rencontre avec un des hommes que je recherche actuellement, le dénommé Joseph Marini. Je poursuivais son frère pour l’arrêter et il a surgi de nulle part et m’a frappé au visage. Je n’ai même pas eu le temps de réagir que j’ai dévalé sur le dos l’escalier que je venais juste de monter. Heureusement que je ne me suis pas rompu le cou !
— Vous voyez bien que c’est dangereux les escaliers ! dit-il. On va finir par créer un service spécial pour policiers éclopés.
Il avait décidément le sens de l’humour et je me sentis plus à l’aise. Il continua les présentations.
— Je vous présente Ian McDermott, l’inspecteur de Scotland Yard arrivé ce matin, dit-il en désignant l’imposant homme aux cheveux roux.
Celui-ci me serra la main avec un grand sourire, ou plutôt me la broya presque avec sa puissante paluche en me disant « How do you do ? ». Il était grand, costaud, avec des cheveux roux coupés en brosse et une moustache en guidon de vélo. Un physique de rugbyman. Haut d’un mètre quatre-vingt-dix, il devait faire entre cent et cent dix kilos et me dépassait d’une demi-tête.
— Bonjour, je suis Gilbert Lenormand, de la police judiciaire de Rouen, lui dis-je en anglais, ravi de vous rencontrer.
— Vous parlez un très bon anglais, me répondit-il en français, ses yeux bleus pétillant de malice, avec une légère pointe d‘accent britannique, mais ne vous donnez pas cette peine, je parle français moi aussi, ma mère est française, elle est normande, sa famille est de Cherbourg.
Je ne sais pas si c’était parce qu’il était à moitié normand, mais je ressentis d’emblée un élan de sympathie pour cet homme.
Puis, je serrai aussi la main de mes deux anciens camarades, Pierre Dubosc et Gilles Hamel. Ils n’avaient pas beaucoup changé, mais leurs silhouettes s’étaient un peu étoffées. Je supposai que, s’ils étaient mariés, les bons petits plats préparés par leurs épouses y avaient sûrement contribué.
(à suivre…)
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