Fyctia
Chapitre 20 - Souvenir Carlos
Souvenir de Carlos
Mars 2010, 12 ans plus tôt.
– Tu as changé ! Je ne te reconnais plus !
Une musique tonitruante recouvre les sermons de Luna. Durant nos querelles, Hugo a pris l'habitude de se retrancher dans sa piaule en écoutant du métal.
La jeune fille, plantée à un mètre de moi, me scrute d’un air rageur. Derrière son épaule, David Bowie, figé sur un poster aux motifs psychédéliques, semble nous observer. Luna est plutôt grande pour une nana. Peut-être est-ce moi qui suis petit pour un mec. Notre stature similaire nous permet de nous affronter d’égale à égal, droit dans les yeux. Là, tout de suite, je parie qu’elle voudrait m'arracher les miens.
Cette atmosphère électrique me galvanise. Luna a sorti les griffes et a rugi la première. J’ai envie de me faire mordre en tentant vainement de dompter sa fureur. Je m’imagine rouler avec elle sur le plancher et lui faire l’amour habillé pendant qu’elle me traite de tous les noms d’oiseaux.
– C’est qui cette Ninon qui t’envoie des messages ?
Honnêtement, je n’en ai pas la moindre idée. Est-ce la belle blonde du bar d'hier soir ou la brune pulpeuse de l’amphi, la semaine dernière ? Je file mon numéro à mes admiratrices à la manière d'un commercial qui distribue ses cartes de visite à ses clients.
Ma main atterrit en bas de son dos. Je la presse contre moi et murmure d’une voix rauque :
– Tu es sexy quand tu es jalouse…
Ma petite amie s’extirpe de mon étreinte. Elle extrait un sachet de poudre blanche de sa poche et l’agite sous mon nez. L’excitation redescend subitement.
– Tu m’expliques, Carl ?
– Tu as fouillé mes affaires ?
– Pas besoin d’ouvrir tes tiroirs pour tomber sur tes trésors ! s’écrie-t-elle.
Le logement exigu que je partage avec Hugo depuis la rentrée porte les stigmates de notre routine chaotique. Des cadavres de bouteille, des assiettes sales et des cendriers débordant de mégots se sont accumulés sur la table basse. Ma première année de fac s’est avérée plus festive que studieuse, c’est incontestable. Un peu plus loin, trois crevasses déforment le vantail de la porte de ma chambre. Lors de mes violentes crises de colère, mes poings ont la fâcheuse tendance à rudoyer les objets.
– Tu sniffes de la cocaïne maintenant ?!
À vrai dire, je n’en ai pris qu’une seule fois. Ce remède illicite m’a aidé à enchaîner les révisions de dernière minute et les répétitions intensives. Selon Hugo, la coke rend con. Je ne suis pas convaincu que les quantités d’alcool que nous ingurgitons tous les week-ends fassent de nous des gens plus brillants.
– C’est rien, soupiré-je. Une trace de temps en temps, ça ne va pas me tuer.
Je passe sous silence le petit trafic que j'ai entrepris au sein de l’université afin de me payer une batterie neuve.
– Tu as d’autres secrets à me révéler tant qu’on y est ?
– Arrête, on dirait ma mère…
– Retourne te défoncer avec ta pouffe ! lâche-t-elle en catapultant le sachet sur le canapé.
Excédé, j'attrape mon blouson en cuir suspendu à la patère de l’entrée.
– Pourquoi tu fuis dès que j’essaie d’avoir une conversation avec toi ?
– Si tu veux que j’écoute tes cris d’hystérique, il faudra me payer.
Son regard embué de larmes s’accroche au mien. J’hésite un instant. Mon cœur et ma raison me hurlent de rester, mais mon égo - ce salaud ! - claque la porte.
Une clope à la bouche, j’erre le long des rues flanquées de kebabs, de bistros et de fresques murales. Dans le quartier de la Guillotière, le paysage urbain alterne entre les maisons de canuts et les immeubles haussmanniens, créant un étrange patchwork architectural.
J’arpente les berges du Rhône avant de m’engouffrer à l’intérieur d’un troquet au bord des quais. Attablé dans un coin de la pièce, un groupe de clients déguste une entrecôte fumante. L’odeur du vieux bois se mêle aux relents de friture.
Je jette mon dévolu sur un tabouret, à proximité d’un bataillon de piliers de bar. Leurs yeux mornes ont déversé leur éclat au fond d’un verre de rouge. De l’autre côté du comptoir, le barman, un homme à la cinquantaine bien tassée, tourne les pages d’une gazette régionale. Le crissement du siège que je tire vers moi le sort de son inertie. À sa mine renfrognée, je comprends qu’il attend impatiemment sa fin de service. Il s’empare du torchon maculé de graisse placé sur son épaule et vient à ma rencontre en astiquant la surface en zinc qui nous sépare.
– Un scotch, s’il vous plaît.
Il s’exécute sans poser de questions. Si un gamin oisif de dix-huit piges a envie de se murger à midi, ce n’est visiblement pas son problème.
Je trempe mes lèvres dans mon breuvage. Les notes fumées me brûlent le palais et la tension s’évapore.
Mon portable vibre contre ma cuisse. C’est encore cette connasse de Marion, Manon, Ninon ou je ne sais quoi ! Je rejette l’appel et bloque son numéro.
Cela fait un an que Luna et moi avons entamé une relation. Parfois, j’ai l’impression que nous ne parlons pas la même langue. Mes excès et mon attitude volage sont la source de tous ses reproches. Je ne peux pas lui donner tort. Résister aux beaux fessiers des étudiantes éméchées qui s'agglutinent autour de moi après les concerts relève de la performance. Seulement, je ne suis pas un sportif de haut niveau. Alors que ma petite amie s’évertue à préserver sa virginité, il m’arrive de flirter plus que de raison avec de délicieuses inconnues en rêvant secrètement de m’égarer entre leurs cuisses. Non pas par frustration, mais par goût de l’aventure. Le parfum de la liberté me paraît plus enivrant que celui de l’engagement. À mon âge, il est bien trop tôt pour vivre sérieusement. Affirmer qu’il n’y a pas eu quelques dérapages serait mentir… Sucer, est-ce vraiment tromper ? Chacun met le curseur là où il le souhaite.
À la troisième gorgée de whisky, mon esprit s’éclaire soudainement. Il faut que je m'excuse auprès de Luna.
Je règle l'addition en vitesse, puis je m’empresse de regagner mon immeuble.
Quand je pénètre dans l'appartement, ma copine a disparu. Une odeur de tabac froid m’agresse les narines. L’alcool ingurgité commence à me tordre les intestins. C’est l’heure de grailler.
Tandis que je me dirige vers la cuisine, je crois entendre des chuchotements en provenance de la chambre de mon colocataire. Guidé par un mauvais pressentiment, je m’avance à pas de loup en direction de ces voix étouffées. Mon visage s’encastre dans l’embrasure de la porte entrebâillée.
Ils sont là, assis sur le lit. Luna, les paupières bouffies par le chagrin, se laisse aller dans les bras d’Hugo. Ce dernier plonge ses lèvres dans son cou.
Le sol se dérobe sous mes pieds. Mon corps tremble, étourdi, nauséeux, anéanti de douleur. Je recule d’un pas et mon poing emboutit le battant.
Encore une crevasse dans ma vie.
33 commentaires
NELI JO
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ooorianem
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Eva Boh
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Anne-Charlotte Raymond
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