Fyctia
Chapitre 4
Les premières semaines se déroulent pour le mieux, et je suis heureux de retrouver ma bonne vieille routine. Je prends énormément de plaisir à échanger avec les deuxième et troisième année sur leurs vacances d’été, et je constate avec joie que la plupart ont profité de leur stage à l’étranger pour perfectionner leur anglais.
Je n’ai pas d’autres nouvelles d’Elias. De toute façon, je n’ai pas répondu à son message. Je me demande ce qu’il cherche. Mis à part enfoncer toujours plus profondément le couteau dans la plaie, s’entend.
J’ignore combien de temps je suis resté prostré sur mon canapé, à me questionner sur les raisons pour lesquelles il avait cherché à reprendre contact avec moi ce jour-là en particulier.
Y songer m’oblige à me plonger dans mes souvenirs. Des souvenirs que je préférerais faire disparaître pour de bon. Des souvenirs de ce par quoi je suis passé après l’avoir viré de chez moi. À cette époque, il a tenté de me joindre à plusieurs reprises. Il s’est carrément pointé chez moi, et je l’ai supplié d’arrêter de me harceler. Je ne pouvais pas le supporter. J’étais une loque, il le voyait bien. Et il a débarqué, des mots d’amour plein la bouche, en répétant à quel point il était désolé. Mais je ne pouvais plus lui pardonner. C’était au-dessus de mes forces. La première fois que j’avais découvert qu’il m’avait trompé, je m’étais écrasé, et j’avais accepté de lui accorder une seconde chance. Parce que je l’aimais et que j’étais terrifié à l’idée qu’il me quitte, surtout qu’il semblait sincèrement regretter ce qu’il avait fait. Et parce que j’admettais qu’on puisse faire des erreurs.
Mais lorsque je l’ai chopé en pleine action avec Max, je me suis rendu compte que mes sentiments étaient à sens unique. Il m’aimait, je le savais ; à sa manière, il m’aimait sincèrement. Mais ce n’était plus suffisant à mes yeux. Et surtout, ça ne suffisait pas à justifier son comportement.
Quand il a fini par le comprendre et que, du jour au lendemain, le silence implacable a remplacé ses appels incessants, j’ai complètement perdu pied. Durant des jours, je suis resté cloîtré chez moi, les yeux rivés sur le téléphone, priant pour qu’il sonne. Pour obtenir un signe de vie. Je regrettais mes paroles, j’étais à deux doigts de craquer et de dire à Elias de revenir. J’en crevais d’envie. Je préférais être malheureux avec lui, me contenter de petites touches de bonheur, que rester dévasté sans lui. J’avais parfaitement conscience de ma faiblesse, mais je me suis rendu compte que guérir de lui serait bien plus douloureux que de vivre la peur au ventre qu’il recommence à me tromper.
J’ai voulu aller le retrouver. Je suis même allé chez lui. Incapable de sortir de la voiture, je suis resté ce qui m’a paru être des heures entières assis derrière le volant, la mâchoire crispée, les mains moites.
Et alors j’ai vu Max sortir de sa maison. Elias a passé ses bras autour de sa taille avant de lui offrir un baiser à couper le souffle. J’ai eu envie de hurler. J’ai eu envie de me crever les yeux pour ne plus avoir à supporter cette vision. Mais au lieu de ça, comme pour me punir de m’être montré si stupide, je les ai observés s’enlacer et s’embrasser jusqu’à ce que Max finisse par partir. Mon cœur s’est brisé une nouvelle fois, et je me suis fait la promesse de ne plus jamais, jamais, agir de manière aussi ridicule.
J’ai essayé tant bien que mal de remonter la pente, de me faire une raison. Bordel, j’ai passé mon été cloîtré chez moi, à ne sortir que pour faire les courses, à ne voir personne d’autre que ma mère, qui s’est imposée en voyant que je ne répondais pas à ses multiples appels. Au lieu de fêter mes trente ans au bord de la mer avec celui que je pensais être l’homme de ma vie, j’ai passé mon anniversaire à déprimer.
Et voilà qu’Elias m’envoyait un message comme si de rien n’était, attendant sûrement une réponse de ma part. Quel enfoiré !
Qu’il aille crever. Cette fois-ci, je ne vais ni ramper, ni m’écraser. Je vais continuer à vivre ma vie, à essayer de recoller les morceaux, de m’épanouir sans sa présence à mes côtés. Je crois que je le mérite.
Me remettre dans le bain, reprendre les corrections et préparer les cours me prend énormément de temps. Je me plonge dans mon travail avec un immense plaisir. Parce que pendant que je suis concentré sur mes diverses tâches, mon esprit n’a pas l’occasion de partir à la dérive.
C’est dans des périodes comme celle-là que je me dis que j’ai de la chance d’exercer un boulot qui me passionne et qui me motive à me lever chaque jour. C’est l’unique chose à laquelle je puisse me raccrocher, l’unique chose qui donne un sens à mon quotidien. Sans mon boulot, je me serais transformé en héroïne de comédie romantique et je me serais enfoui dans mon lit pour avaler des litres de glace en chialant sur mon sort. Bon, c’est un peu ce que j’ai fait cet été. Mais maintenant que la rentrée est là, j’essaie de me montrer plus fort que ça.
Les cours avec les première année se déroulent plutôt bien. Je connais le prénom de presque tous mes étudiants, à présent, et la majorité de la classe paraît intéressée par ma matière. Bien que certains se montrent encore légèrement timides, beaucoup participent souvent, et l’ambiance est bonne. J’adore ça. Il n’y a rien de plus gratifiant pour un prof que de constater qu’on l’écoute, qu’on aime sa manière d’enseigner. C’est un sacré boost pour l’ego, dont j’ai terriblement besoin en ce moment.
Malgré tout, un élève me laisse toujours un peu perplexe.
Cet élève, c’est Noah. J’ai énormément de mal à le cerner. C’est quelqu’un de très taciturne, très silencieux. Il n’ouvre quasi pas la bouche, et jamais pour ne rien dire. Je ne pourrais même pas affirmer qu’il s’entend bien avec ses camarades. Il semble peu sociable, introverti. Sa voisine de classe, Maude, paraît l’apprécier, mais j’ignore s’ils échangent beaucoup. Elle lui sourit souvent, lui chuchote à l’oreille pendant les cours, mais il n’a pas l’air très réceptif.
Pourtant, je le sens réellement intéressé par mes cours. Son regard reste fixé sur moi lors des débats que j’organise. Quand vient le temps des leçons magistrales, il chausse ses lunettes et écrit sans discontinuer, tout en prêtant une oreille attentive à mes propos.
Malgré ça, je vois bien qu’il est un peu renfermé et dans son monde.
L’autre jour, alors que je quittais l’établissement à la fin de la journée, j’ai trouvé tous les élèves agglutinés sur le trottoir pendant leur pause, discutant les uns avec les autres ou le nez collé à leur téléphone portable.
Sauf Noah.
Il était accoudé à la barrière, une clope au coin des lèvres, et observait le mur devant lui d’un air concentré. Quand mon regard s’est posé sur lui, il a aussitôt tourné la tête pour planter ses yeux dans les miens, comme s’il avait deviné que je l’observais. Je lui ai adressé un petit sourire aimable, et il s’est contenté de hocher imperceptiblement la tête en retour.
Je dois avouer que je ne sais pas trop quoi penser de lui. Cependant, une chose est certaine. Ce garçon m’intrigue, et j’espère parvenir à percer son mystère.
***
Après mon dernier cours de la matinée, c’est un peu soucieux que je me rends en salle des profs pour boire un café.
Je salue mes collègues et vais m’asseoir près de Noémie, qui tape frénétiquement sur le clavier de son ordinateur. Je m’affale sur le siège en face d’elle et pousse un soupir. Elle lève les yeux de l’écran le temps de me décrocher un petit sourire, puis replonge aussitôt son nez dedans.
Je sirote ma boisson en essayant de ne pas paraître trop agité. Mais lorsque je commence à gigoter sur ma chaise tout en tapotant de mes doigts sur la table, Noémie referme son ordinateur dans un claquement sec, croise les bras sur sa poitrine et me lance :
— Bon, qu’est-ce qui se passe ?
— Je suis inquiet.
Elle hausse un sourcil interrogateur. Je me suis toujours demandé comment les gens arrivaient à réussir ce tour de force. Je me suis pourtant entraîné devant le miroir, sans succès.
— À quel propos ?
— Ça va faire deux jours qu’un de mes élèves ne s’est pas présenté en classe.
Ma collègue paraît franchement surprise par mon anxiété. Après tout, il est fréquent que des étudiants sèchent les cours. Mais généralement, ils ne s’absentent que pour quelques heures. Ils savent qu’ils risquent l’exclusion, partielle ou définitive. Notre école ne rigole vraiment pas avec l’absentéisme.
— Et ? m’interroge Noémie.
— J’en sais rien, je réponds en haussant les épaules. C’est simplement que ça ne me paraît pas être son genre de louper des cours. Il semble véritablement être là pour bosser. C’est un élève assidu, alors je trouve étrange qu’il ne soit pas venu depuis plusieurs jours. Sans prévenir, qui plus est.
Jusque-là, il n’avait jamais loupé un seul cours. N’avait même jamais été en retard, ne serait-ce que d’une minute. Au contraire, il est toujours déjà installé à sa place lorsque je rentre dans la salle, attendant patiemment que tout le monde s’assoie.
Du coup, je me dis que s’il n’est pas là, c’est pour une bonne raison. Il a peut-être eu un problème. Quelque chose de grave. Un accident. Mais si tel était le cas, sa famille nous aurait prévenus…
Je dois me convaincre d’arrêter de songer au pire. Peut-être que, en réalité, je ne suis tout simplement pas fin psychologue et que Noah a seulement décidé de s’octroyer quelques jours de repos.
Le regard de Noémie s’adoucit et un léger sourire ourle ses fines lèvres glossées.
— Tu ne peux vraiment pas t’en empêcher, hein ?
— De quoi ?
— De t’inquiéter pour tes élèves.
— C’est mal ?
— Non, pas du tout. Mais n’en fais pas trop non plus. Ça risque de finir par te bouffer.
Oui, je le sais. Il y a deux ans, une de mes élèves a perdu sa mère et son petit frère dans un accident de voiture. Lorsqu’elle est revenue en cours, elle était dévastée. J’ai passé énormément de temps avec elle. À discuter. À essayer de l’aider. Que ce soit en classe, après les cours ou autour d’un café dans une brasserie juste à côté de l’établissement. J’ai tout fait pour tenter d’atténuer sa peine. Le problème, c’est que je suis trop empathique. Certains soirs, je rentrais chez moi maussade, triste et angoissé. Mais alors je retrouvais Elias. Il enroulait ses bras puissants autour de moi, me collait contre son torse et me berçait en me répétant des mots tendres jusqu’à ce que je finisse par m’endormir dans ce cocon protecteur. Quand ça ne suffisait pas, il me baisait, brutalement, dans chaque foutu recoin de l’appartement. Il m’aidait à chasser mes angoisses, à penser à autre chose.
À présent, il n’est plus là. Je n’ai plus personne sur qui m’appuyer. Je n’ai plus personne qui sera là en cas de coup dur, qui me retiendra en cas de chute. Samuel, le seul véritable ami que j’avais, je l’ai repoussé en sombrant dans la dépression. Parce que j’étais trop dévasté, que je refusais de sortir de chez moi, et surtout, parce que je n’acceptais pas qu’il me voie dans cet état. Alors j’ai ignoré ses coups de fil, sa main tendue, préférant m’apitoyer sur mon sort que d’accepter son soutien.
Je serre la mâchoire et tente de repousser l’image d’Elias dans un coin reculé de mon esprit. Un combat perpétuel. Secouant la tête pour revenir à l’instant présent, je dévisage Noémie d’un air presque désolé.
— Je sais. Crois-moi, j’en ai parfaitement conscience.
— Alors arrête de t’inquiéter, dit-elle d’une voix amicale en décroisant ses bras pour tapoter doucement ma main.
J’aimerais bien. Honnêtement. Je ne demande que ça. J’aimerais faire partie de cette catégorie de profs qui apprécient leurs élèves, mais qui, dès qu’ils passent les portes de l’établissement, parviennent à les oublier complètement jusqu’à la prochaine heure de cours. Malheureusement pour moi, je ne suis pas ce genre de gars.
Je finis par acquiescer, plus pour la forme que par réel assentiment, et laisse ma collègue retourner à son ordinateur tandis que, de mon côté, je tente d’arrêter d’imaginer tout un tas de raisons plus rocambolesques les unes que les autres à l’absence subite de Noah.
Je sais que nous sommes encore tout au début de l’année, et que si ça se trouve, il a simplement décidé d’arrêter les cours. Peut-être que le cursus ne lui a pas plu. Ce ne serait pas le premier abandon, même si les cas restent isolés. Ici, ce n’est pas comme à la fac. Il s’agit d’un établissement privé. Pour être admis, il faut passer des tests, ainsi qu’un entretien avec le directeur. Et être prêt à débourser une coquette somme d’argent. En échange, l’école promet un suivi attentif, des classes non surchargées, des stages dans de grandes entreprises, et sa réputation comme un plus non négligeable sur le CV. Du coup, rares sont les étudiants qui décident de déserter.
***
Le lendemain, lorsque j’arrive à l’école, je suis à la fois surpris et soulagé en voyant Noah adossé à la barrière qui borde le trottoir, une clope à la bouche et un café fumant à la main. Des mèches de cheveux bouclés tombent sur son front et il porte ses lunettes, qui lui donnent un air si sérieux… J’hésite à le rejoindre pour lui parler, mais Maude me devance de peu. Je ne parviens pas à entendre leur échange, noyé dans le brouhaha assourdissant des autres étudiants agglutinés devant l’entrée. Néanmoins, je vois bien que c’est la jeune femme qui fait toute la conversion, Noah se contentant de hocher la tête et de lui répondre par monosyllabes.
Il lève les yeux lorsque je passe non loin d’eux, et il ancre son regard au mien. Il est un peu voilé, comme éteint. Il me transperce malgré tout, et je sens un frisson remonter le long de mon échine. Il fronce légèrement les sourcils, comme s’il tentait de deviner mes pensées. Je n’essaie pas de lui sourire, cette fois-ci, me contentant de l’affronter en un combat silencieux.
Il finit par se détourner lorsque Maude pose sa main sur son bras. Je crois qu’elle ne remarque pas son léger sursaut à ce contact.
Je m’éloigne, les laissant à leur conversation, et pénètre dans le bâtiment, toujours un peu frissonnant à la suite de cet échange muet un peu étrange.
Durant tout le cours qui suit, je ne peux m’empêcher de jeter des petits coups d’œil en direction de Noah. Il semble toujours aussi concentré, toujours aussi avide d’apprendre, mais j’ai l’impression que quelque chose cloche. Cela m’agace prodigieusement de ne pas parvenir à mettre le doigt dessus.
Assis dans ma position habituelle, sur un coin du bureau, une jambe se balançant légèrement dans le vide, je suis en train d’écouter Maude répondre à l’une de mes questions lorsque, du coin de l’œil, je vois Noah bouger avec précaution sur sa chaise et esquisser une petite grimace. Je tente de ne pas me laisser distraire, même si une tonne d’interrogations surgit aussitôt dans mon esprit.
Je secoue légèrement la tête et offre un sourire encourageant à Maude, qui essaie du mieux qu’elle peut de s’exprimer en anglais, même si elle bute sur certains mots techniques qu’elle ne maîtrise pas encore.
La fin du cours arrive, et mes élèves quittent rapidement la salle pour leur première pause de la matinée, partant à l’assaut des distributeurs de boissons. Moi, je range tranquillement mes affaires. Lorsque je relève la tête, j’aperçois Noah, toujours assis à sa place. Il a ôté ses lunettes et se frotte les paupières du bout des doigts. C’est un geste habituel, inconscient, comme pour soulager ses yeux fatigués. Aujourd’hui, il le trahit. Mon estomac se serre.
Je me dirige vers lui pour m’accroupir devant sa table. Il paraît surpris et m’observe d’un air un peu méfiant.
— Est-ce que tout va bien ? je demande doucement, pour ne pas l’effrayer.
— Ouais. Pourquoi ? répond-il, sur la défensive.
— Parce que tu n’es pas venu en cours ces derniers jours. Je voulais juste m’assurer que tu n’avais pas de soucis.
Il se mord les lèvres et, pour la première fois, baisse les yeux pour éviter de m’affronter.
— Sauf votre respect, ça ne vous regarde absolument pas.
Je secoue la tête, me relève et pose mes paumes à plat sur le bureau.
— Noah ?
Il se redresse, et je réalise alors que je ne me suis pas trompé tout à l’heure. Cette teinte si particulière au-dessus de sa pommette, je la connais par cœur. Après tout, j’ai vécu plusieurs années avec un putain de rugbyman. Sans compter qu’il m’est déjà arrivé d’arborer des marques similaires sur mon visage.
— Quoi ? grommelle-t-il comme si ma présence l’importunait.
— La prochaine fois que tu essaieras de camoufler une blessure sous une couche de fond de teint, ne te frotte pas les yeux, ça ruinera tous tes efforts.
Nouveau pincement de lèvres. Noah reste silencieux. Mais je le vois déglutir. J’aimerais lui dire que je suis là s’il éprouve le besoin de se confier. Que je ne le jugerai pas. Jamais. Mais je sais qu’il n’accepterait pas mon aide. Pourquoi le ferait-il ? Je ne suis que son prof, après tout. Alors je me contente d’attraper mes affaires et de quitter la pièce, en essayant d’ignorer la boule qui me noue la gorge.
34 commentaires
Jalil
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Il y a 6 ans
F.V. Estyer
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Il y a 7 ans
Laetitia Antoni
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Il y a 7 ans
IsabellLamberetAdell
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WhiteAir
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Sara Devan
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Ikare
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Il y a 8 ans
chacha2780
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Il y a 8 ans
F.V. Estyer
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Elise Picker
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Il y a 8 ans