Fyctia
Mise en place (2.1)
Thaïs s’était trompée : Sourou n’avait rien d’un papillon quand il se déplaçait. Il ne sautait pas de fleur en fleur, ne changeait pas de route au gré des courants d’air. Au contraire, il maîtrisait tous ses écarts et décidait de la façon de se rendre d’un point A à un point B pour interagir avec les autres en pleine conscience. Au terme de cette deuxième journée, après quatre heures dans son giron pendant lesquelles l’étudiante rencontra sans doute plus de monde qu’en ses dix-neuf années d’existence, elle réalisa qu’en fait… il dansait.
Il avait dansé comme au temps du disco, la veille. Dans une sorte de remake de la célèbre scène de La Fièvre du Samedi Soir, il s’était lancé à la conquête d’un espace qui s’élargissait sur son passage, virevoltant ici et là sans marquer d’arrêt, son corps propulsé vers l’avant puis vers l’arrière, à gauche, à droite, à la recherche d’un partenaire de jeu. Aujourd’hui encore il dansait, mais différemment : il glissait sur le sol, comme s’il exécutait un moonwalk vers l’avant, il fendait l’air avec assurance. Ses mouvements coulaient de source. C’était fluide. Fluide pour lui, oui, mais pas pour Thaïs, dont la raideur naturelle sur le dance floor lui avait valu le surnom de Bambou dans sa famille. Sa sœur le considérait même comme son prénom officiel.
Marcher au côté de Sourou se révélait perturbant. Elle, dont la trajectoire ne connaissait quasiment que des lignes droites ponctuées d’angles droits, s’agaçait du côté staccato que les haltes répétées de son camarade lui imposaient. Estimait-il sa journée perdue s’il n’adressait pas la parole à chacune des âmes qu’il croisait dans un couloir, ou un truc comme ça ? Malgré tout, elle appréciait sa compagnie aujourd’hui. Certes il gigotait constamment, mais il se montrait quand même plus serein que la veille. Il s’enthousiasmait d’un rien, plaisantait beaucoup, s’intéressait aux autres et trouvait une parole bienveillante pour tout le monde. Il rayonnait. C’était agréable. Thaïs ressentait sa présence comme une bulle d’air frais, une fenêtre ouverte sur l’été tout juste achevé. Elle le ressentait d’autant plus qu’Edwige était revenue crispée de son déjeuner et semblait se faire un devoir de peindre des nuages gris dans le ciel bleu. Elle n’avait consenti à se dérider qu’au moment des présentations, en expliquant à Sourou qu’elle entamait ce cursus après avoir obtenu tour à tour une licence d’histoire et de philosophie.
— J’aime étudier, avait-elle affirmé. J’ai la chance de ne pas devoir m’inquiéter pour l’avenir, alors je m’instruis.
Aucun n’avait demandé ce qui la mettait si bien à l’abri des aléas de la vie : à l’évidence (quoi d’autre ?), elle venait d’une famille particulièrement aisée. Cette confidence passée, Edwige s’était murée dans le silence, hormis pour de brèves questions durant les cours. Thaïs aimait bien ses interventions. Les mots qui sortaient de sa bouche sonnaient comme des pointes de ballerine caressant le parquet d’une scène en toutes petites foulées. C’était doux et gracieux. Elle lui enviait ça. Cette éloquence, cette prestance, cette sérénité née de la certitude que tout irait bien, quoi qu’il advienne. Sourou ne paraissait pas aussi impressionné. En fait, Thaïs sentait qu’un fossé s’était creusé entre lui et Edwige depuis l’évocation de ses diplômes. À l’évidence, il ne l’enviait pas. Ou peut-être que si, d’une certaine manière, dans la mesure où Thaïs avait cru percevoir dans le ton sur lequel il avait livré sa réponse un mélange d’amertume et d’agacement.
Cela la chagrinait un peu. Son instinct lui soufflait que la mayonnaise ne prendrait véritablement qu’avec eux cette année et l’idée d’une alchimie partielle au sein de leur trio lui gâchait son plaisir. Elle n’entretenait pas de relations exclusives en amitié. Elle avait des amis, tout un groupe en fait, mais personne à l’intérieur de celui-ci ne jouissait d’un statut particulier. Il n’y avait pas de « meilleur », pas de confident attitré, pas de personnalité miroir dans laquelle se refléter. Que ferait-elle, coincée entre deux potes qui ne se parlaient pas ? Il leur fallait peut-être un coup de pouce. Une mise en contexte différente, hors de l’enceinte de la fac, pour se voir autrement.
— Vous venez prendre un café chez moi ? lança-t-elle comme ils se dirigeaient vers la sortie.
Sourou demanda l’heure et dans quel quartier elle vivait avant de répondre. Il réfléchit un instant, puis accepta en précisant qu’il ne pourrait rester qu’une petite heure. Edwige, elle, refusa poliment : des discussions entamées pendant le déjeuner attendaient une conclusion qu’elle ne souhaitait pas repousser. Ils prirent donc le métro tous ensemble, mais Edwige les quitta trois stations plus loin pour attraper sa correspondance. Personne n’avait desserré les dents. La rencontre des karmas devrait attendre, visiblement. Les portes du wagon venaient de se refermer lorsque Thaïs se rappela qu’elle n’avait rien à offrir à la maison. Elle se mit à rire.
— Mes placards sont vides, expliqua-t-elle devant le regard interrogateur de Sourou. J’avais complètement oublié que je devais faire des courses. Ça t’ennuie si on fait un crochet ?
— Non, j’en profiterai pour faire les miennes.
— Bien, comme ça je verrai comment on s’y prend.
— Premier plongeon dans le grand bain ?
— Oui, M’sieur.
— Tes parents vivent loin ?
— Pas vraiment, ça me prendrait une heure porte à porte pour rentrer.
— Pourquoi t’as choisi de t’emmerder avec un boulot et un loyer, alors ?
— Je ne voulais plus être une petite fille. Mes parents croient un peu trop fort à leur mission, ils mâcheraient ma viande à ma place si c’était socialement acceptable.
Sourou s’amusa de la formule, mais ne commenta pas.
— De toute façon, reprit Thaïs, il faudra bien que je me frotte à la vraie vie un jour ou l’autre, non ?
— Edwige te conseillerait sûrement l’autre.
Le trajet touchait à sa fin. Thaïs lui fit signe qu’ils allaient descendre et le guida au-dehors.
— Ça ne passe pas avec elle, hein ? relança-t-elle une fois sortis.
— J’ai du mal avec l’oisiveté comme plan de carrière, ouais.
— Parce que tu fais partie des ambitieux hyperactifs ou parce que tu l’envies ?
— Peut-être bien par jalousie, concéda le jeune homme avec un sourire coupable. A priori, mes cartes sont beaucoup moins bien distribuées que les siennes, c’est pour ça que je trouve courageux de s’embarquer volontairement dans des galères qui pourraient attendre encore quelques années au lieu de choisir la facilité. Enfin, courageux… ou fou. C’est toi qui vois.
— Mon père a opté pour « inutile ». Perso, je dirais « nécessaire ».
— À ce point ?
— J’étouffais, chez moi.
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