Fyctia

— Alter Ego, ça vous parle ? demandai-je à mes étudiants.

Pour me déplacer, j’ai besoin d'un temps de réaction suffisant pour détecter les repères et les obstacles. La canne de locomotion est plus longue que les autres cannes blanches pour me permettre de sentir et d'entendre les signaux à temps en toquant devant moi. Je connais ma classe par cœur, mais c’est un réflexe que je ne peux me permettre de perdre. Un rien peut suffire à me faire flancher.

Je suis née aveugle. Je n’ai jamais eu la chance de découvrir le monde. Ce n’est pas plus mal. Certaines personnes perdent la vue avec le temps. J’ose imaginer que ça doit être une terrible épreuve à surmonter. Aujourd’hui, il fait jour. Demain, il fait nuit et cela, pour l’éternité, si Dieu en a décidé ainsi. Mes mains sont mes yeux. Dans mon malheur, j’ai la chance d’avoir mes autres sens plus développés. J’ai appris à en faire bon usage avec l’apprentissage et les années. Mon ouïe, mon odorat et mon toucher m’aident au quotidien. Ils sont mes atouts majeurs. Je n’ai pas la chance de voir avec mes yeux, en revanche, j’ai la chance de vivre et d’apprendre des choses nouvelles chaque jour. Mon handicap est loin d’être un frein pour moi au quotidien, bien au contraire.

Alter Ego est le sujet que je souhaite aborder aujourd’hui. J’enseigne l’écriture et le braille à de jeunes adultes qui partagent cette même passion que moi.

J’ai fait le tour de mon bureau pour venir m’installer face à mes élèves, contre mon bureau.

— Mademoiselle Charlotte ? interroge Lise.

— Je vous écoute, Lise, répondis-je.

Comment suis-je parvenue à reconnaître la voix de Lise ? C’est de l’analyse sur le long terme. Je suis enseignante dans cet établissement depuis le mois de septembre. J’ai eu le temps d’apprendre à reconnaître les voix. Lors de ma première semaine de travail, j’ai demandé à chacun de mes élèves de me donner leur prénom, à chaque prise de parole. Mon cerveau a enregistré le son de leur voix. Dans les couloirs de l’école, je peux les saluer grâce à leur démarche que je reconnais ou à leur parfum, par exemple. Perdre un sens, développe automatiquement les autres.

— Merci, mademoiselle, me gratifie Lise. L’Alter Ego est une expression empruntée au latin. Dans les grosses lignes, il s’agit d’un second nous.

— C’est correct. Il s’agit d’une personne que l’on peut charger d’agir à notre place. Une personne en qui nous avons entière confiance. Notre double, approfondis-je.

— Mademoiselle Charlotte ? Intervient de nouveau Lise.

— La parole est à vous, Lise, répondis-je.

— En psychologie, le terme renvoie à un autre soi possédant une personnalité bien distincte de celle de l'individu. Ce double est souvent une version améliorée de la personne, plus assurée, plus confiante, complète-t-elle.

Je tends l’oreille pour discerner si oui ou non, mes élèves prennent des notes par rapport à notre échange. C’est le cas. L’écriture se fait avec un stylet, une ardoise et du papier cartonné. C’est un système d'écriture tactile à points saillants. Ce système porte le nom de son inventeur, Louis Braille, un Français, qui a perdu la vue suite à un accident.

— Si vous vous êtes inscrits à ce cours, c’est tout bonnement parce que vous rêvez de percer dans le monde de l’écriture. Comme moi, à votre âge, je voulais conquérir ce monde. Nous sommes aveugles, mais ça ne nous empêche pas de nous épanouir dans ce que nous aimons faire. Pouvez-vous me citer quelques noms d’auteurs connus aveugles ? questionné-je.

— Mademoiselle Charlotte ? demandèrent Hugo et Arthur en chœur.

— Hugo, allez-y, dis-je.

— Charles-André Roh, énonce-t-il.

— Correct. Merci, Hugo. Arthur ? demandai-je ensuite.

— Claude Lonfat, mademoiselle, répond-il.

— Exact, conclus-je.

Munie de ma canne, je fais de nouveau le tour de mon bureau pour venir prendre place derrière.

— À vos agendas, annoncé-je.

Nous sommes lundi et nous entamons une nouvelle phase du programme que j’ai concocté pour l’année. La dernière ligne droite avant les vacances scolaires. La plus importante.

— Pour vendredi, sur mon bureau, je veux, dans un maximum de cinq cents mots, que vous exprimiez ce qu’est l’Alter Ego. Nous en avons vaguement discuté dans les grandes lignes, comme l’a souligné votre camarade Lise, tout à l’heure. Au travers de ce texte, il n’y a qu’une règle. Laissez parler votre imagination, donne-je comme instruction.

Je donne ce cours, deux fois par semaine. Le lundi et le vendredi. Ils ont donc cinq jours pour me rendre leur travail d’écriture.

— Vendredi, nous lirons ensemble les premiers chapitres de Soleil Noir, de Claude Lonfat, votre prochaine lecture, continué-je.

Un trimestre, un nouveau livre à découvrir. Quoi de mieux, selon moi, sur cette dernière ligne droite, que de faire découvrir, ou non, s’ils connaissent déjà l’auteur, à mes élèves, l'œuvre d’un écrivain aveugle ?

— Pour finir, pour la rentrée scolaire, je veux voir sur mon bureau, le premier jet de votre premier roman, conclus-je officiellement.

En début d’année, j’ai évoqué le programme. C’est donc sans surprise qu’ils accueillent la nouvelle.

— Mademoiselle Charlotte ? m’interpelle Chloé.

— Oui, Chloé ? répondis-je.

— Tout à l’heure, je n’ai pas pris la parole quand vous nous avez demandé de citer des noms d’auteurs aveugles connus. Je souhaite me rattraper, me demande-t-elle.

— Nous vous écoutons, dis-je.

— Charlotte G, avec Aveugle et alors ? cite-t-elle à ma plus grande surprise.

J’en perds mes mots pendant secondes.

— Charlotte G n’est pas une auteure connue, répondis-je en riant, amusée.

Charlotte G, c’est moi. Je n’ai jamais parlé de ce premier et unique roman que j’ai auto-édité, il y a de cela quelques années.

— Fera-t-il parti des prochaines lectures ? questionne la jeune fille.

— Il n’est pas inscrit au programme, mais maintenant que vous avez vendu la mèche, je peux offrir un exemplaire à qui d’entre vous souhaite découvrir mon univers, proposé-je.

Tout le monde prend la parole en même temps, rendant mon analyse des voix impossible.

Avec douceur, je tape du plat de la main contre le bureau.

— Vous avez mon adresse mail, envoyez-moi un courriel si vous voulez obtenir votre exemplaire, proposé-je pour faciliter la démarche.

Je suis agréablement surprise par ce revirement de situation. C’est toujours gratifiant pour un auteur, d’entendre quelqu’un évoquer son manuscrit.

— Maintenant, je vous invite à rédiger vos questions sur le thème Alter Ego afin que nous puissions y répondre pendant ce cours et si tout est clair pour vous, commencer votre travail, terminé-je.

Durant les premières semaines à leurs côtés, j’ai répété, pour chaque devoir que j’ai demandé à recevoir, ces quelques mots : Soignez vos travaux, ça compte pour le trois-quart de votre travail. C’est assimilé.