Fyctia
Mercredi 9 déc. - James - 1/4
— Graham rentre dans combien de temps ? je demande à ma sœur, en accélérant le rythme.
— Il va arriver d'une minute à l'autre. Il devait récupérer les boulons manquants au magasin pour enfin monter le lit du bébé ! Donne-moi la serpillière, je vais finir !
— Pour que tu trébuches sur le sol mouillé ? Non, merci !
— T'arrives à être plus chiant que mon mari, c'est très fort, Jay !
— Tout le plaisir est pour moi ! je plaisante.
— Il est déjà 19 h 05, si tu continues tu vas lui poser un lapin ! Je ne suis pas certaine que ça te facilite les choses avec Salomé…
— Je finis de laver le sol, et je file prendre une douche. Je vous laisse la caisse et les invendus à gérer, ça te va ?
— Très bien !
Allez, top chrono ! Si je veux être dans une quarantaine de minutes à la soupe populaire avec Salomé, je dois accélérer. Cette femme sait faire ce qu’il faut pour piquer mon égo. J’avais une seule soirée à peu près tranquille pour retrouver un rythme normal, mais il a fallu qu’elle me remette à ma place. À vrai dire, je ne me faisais que peu d’illusions quand j’ai dû lui envoyer un nouveau mail de refus, je savais qu’elle n’accepterait pas cette accréditation. Toujours le cul entre deux chaises, je tente de trouver des alternatives pour ne pas devenir un sale type, tout en faisant correctement mon travail. Le problème, c’est que Salomé est hors de contrôle, je ne peux jamais savoir comment elle va réagir, je suis incapable de deviner quel nouvel obstacle elle va me mettre dans les pattes.
Après avoir rangé la serpillère, j’enjambe les marches deux par deux pour prendre une douche rapide. C’est à une vitesse record que je me prépare en ne prenant même pas la peine de me coiffer. Je n’ai aucune idée du type de test qu’elle souhaite me faire passer ce soir, néanmoins, je vais lui prouver qu’elle a tort de me prendre pour un petit égoïste. J'ai beaucoup plus que ça à lui offrir. Pressé par le temps, j’enfile mon sweat à capuche préféré et mon bomber bleu marine avant de descendre en vitesse à la boutique.
— C’est bon, t’es fin prêt ? me demande Rose.
— Ouais, je crois que j’ai tout. Ça te dérange que j’embarque les sacs d’invendus pour la soupe populaire ?
— Quelle horrible personne je serais si je te disais non ! plaisante-t-elle.
— Fais gaffe, James ! Ta sœur va faire une crise d’hypoglycémie si elle ne peut pas se gaver de gaufres devant la télévision ce soir ! se moque Graham, que je n’avais pas vu dans l’arrière-boutique.
— Salut, mec ! dis-je, en lui faisant une accolade. Vraiment désolé de partir plus tôt ce soir !
— Ta sœur m'a dit que tu avais un rendez-vous de la plus haute importance avec une demoiselle !
— C'est à peu près ça ! j'ironise. Bon je file, passez une bonne soirée les amoureux !
Allons voir ce que Salomé me réserve ! Avec deux sacs remplis de gaufres du jour qui n'ont pas pu être vendues, je prends la direction de la soupe populaire.
Une fois sur place, mon énergie débordante est refroidie par la file d'attente, pleines de riverains qui viennent pour trouver un repas chaud. La réalité m'éclate au visage. Ma petite journaliste préférée avait peut-être raison, j'avais besoin d'une piqûre de rappel. Voir tant de gens réunis dans le froid, contre leur gré, me serre le cœur. On est loin des stéréotypes, je ne suis pas face à des gens avec des vêtements décousus, vieux, et tristes, les personnes qui sont devant moi sont de tous âges, de toutes ethnies, des personnes que je pourrais croiser aussi bien à la mairie que sur le marché. Ce constat est terriblement glaçant.
Avec mes deux sacs de nourriture, je me dirige vers l'entrée du personnel. Au moins, ces sucreries apporteront un peu de joie à tous ces gens. À l'embrasure de la double porte, je montre les deux sacs au bénévole qui surveille le flux d'entrées et de sorties. Immédiatement, il me laisse passer en me montrant où se trouve le comptoir de dépôt. En entrant dans la salle, mon cœur est apaisé par l'ambiance chaleureuse qui y règne. Des grandes tablées sont décorées de feuillages, des petites pommes de pin dorées permettant à toutes ces personnes de partager un repas dans l'esprit de Noël.
Alors que j’avance vers le présentoir où sont réceptionnés les dons, mes yeux me somment de m'arrêter. Salomé est dans mon champ de vision, occupée à dévorer une petite barquette de frites. Plantée au milieu de la pièce, elle l'engloutit à une vitesse folle, puis fait glisser ses doigts autour de ses lèvres pour s'essuyer la bouche. Ce geste absolument pas sexy réussit pourtant à me faire saliver. Toujours immobile, je n'arrive pas à reprendre la direction du comptoir. Lorsque ce bout de femme n'est pas en train de chercher la bagarre, elle a quand même tout pour me plaire. Mon observation prend fin au moment où elle pose ses yeux sur moi.
Et merde ! Je suis grillé !
Il ne lui faut qu'une fraction de seconde pour foncer vers moi, avec sa détermination habituelle. Un vrai bulldozer dans une enveloppe délicieuse. Ses cheveux infiniment bouclés sautillent à la cadence de ses pas, ce qui me donne le sourire. Son air faussement farouche m'amuse plus que je ne le voudrais, elle semble en rogne alors que c'est elle qui m'a invité. Cette femme est un paradoxe sur pattes. Arrivée devant moi, elle s'arrête en fixant les sacs qui occupent mes bras.
— Qu'est-ce que c'est ? demande-t-elle sans détour.
— Je n’ai pas le droit à un petit 'Bonjour James, vous mʼaviez tellement manqué' ?
— Vraiment très drôle ! ironise-t-elle. Je vous ai déjà salué ce matin en vous écrivant mon petit mail plein de délicatesse !
— Je préfère quand je l'entends de votre voix ! je rajoute pour l'agacer davantage.
— Alors quʼest ce qu'il y a là-dedans, James ?
Au lieu de lui répondre, j’ouvre légèrement un des sacs afin de le lui tendre. Instantanément, elle se saisit du paquet en ouvrant la bouche de gourmandise.
— C’est pour offrir à tous ces gens ? demande-t-elle, surprise.
— Évidemment Salomé ! Je ne vous apprécie pas encore assez pour être si généreux ! je plaisante.
Je vois bien dans ses yeux qu’elle a envie de me fusiller, mais en même temps, je crois que ces gaufres viennent de me faire marquer des points, car ses fossettes ne peuvent s’empêcher de tressaillir. Peu à peu, je vais peut-être réussir à lui faire oublier tous les a priori qu’elle a sur moi. Évidemment, sa moue détendue s’éclipse à toute vitesse pour laisser place à ce sourire pincé que je connais si bien, il ne fallait pas que je crie victoire trop vite.
— C’est vraiment dommage que je sois obligée de vous inviter pour que vous fassiez don de vos invendus !
— Vous allez faire des suppositions hasardeuses toute la soirée ? Graham, le mari de ma sœur fait des distributions aux sans-abris deux fois par semaine dans l’ouest de la ville, vous voulez peut-être que je vous invite à faire ce type d’activité en ma compagnie pour vous prouver que je ne suis pas un connard ?
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